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Pas simple de redonner vie à un blog moribond depuis plusieurs mois. Les disques se sont entassés sur ma table de travail au point que la vue d’une pile grandissante jour après jour m’a comme pétrifié. Par où commencer ? Pourquoi celui-ci et pas un autre ? Écrire long ou court ? Et selon quelle périodicité ? Autant de questions auxquelles il m’est impossible d’apporter la moindre réponse, aujourd’hui encore. En attendant d’approfondir cette réflexion, ma main a fini par se poser sur un album paru au printemps dernier. Une petite folie, une autre, signée Marjolaine Reymond, chanteuse, vocaliste, compositrice, manipulatrice ès effets électroniques.
Sacré personnage en effet que cette musicienne. Dans le magazine Citizen Jazz, j’écrivais en janvier 2014 au sujet de son précédent disque – To Be An Aphrodite Or Not To Be : « Marjolaine Reymond, chanteuse de bonne aventure qui sonde vos rêveries pour mieux envoûter, vous emportera à coup sûr dans le tourbillon de son univers éthéré. Et c’est au moment où vous pensez l’approcher qu’elle s’éloignera, gardant tout son mystère et cultivant son amour d’un irréel liquide et vaporeux ». Eh bien croyez-moi : près de cinq ans plus tard, on pourrait presque dire la même chose de Demeter No Access, qui a vu le jour sur le label Cristal Records. Parce que cette artiste n’est pas de ceux ou celles qui enregistrent par hasard ou trichent avec leur propre vérité. En des temps reculés, Christian Vander aimait dire, dans un style qui n’appartient qu’à lui : « Graver, c’est grave ». Il me plaît de penser que Marjolaine Reymond est guidée par un principe très proche de ce que voulait signifier le démiurge de la planète Kobaïa. Car ce nouveau disque est à n’en pas douter un autre accomplissement, à la fois complexe et d’une remarquable… accessibilité, quoique puisse en dire son titre. Mais porteur d’une intrigante différence, empreinte de mystères, il faut bien le dire aussi.
Pour mener à bien cette nouvelle aventure, la chanteuse s’est entourée d’autres musiciens et pas des moindres. Ceux-là, comme leurs prédécesseurs, sont capables de restituer avec toute la précision nécessaire et la vibration requise l’univers poétique et, pour tout dire, atypique de Marjolaine Reymond. Je les cite : Bruno Angelini (piano et Fender Rhodes), Denis Guivarc’h (saxophone alto), Olivier Lété (basse électrique), Christophe Lavergne (batterie), auxquels il faut ajouter un quatuor à cordes qui est une déclinaison du quatuor IXI emmené par Régis Huby (violon), avec Clément Janinet (violon), Guillaume Roy (alto) et Marion Martineau (violoncelle). Marjolaine Reymond chante, multipliant sa voix au besoin, se joue de quelques effets électroniques et néanmoins perturbateurs, dans un esprit volontiers bruitiste. Elle a composé tout le répertoire, guidée par l’inspiration et les textes de trois poétesses (Emily Brontë, Elisabeth Browning et Emily Dickinson), organisant en quatre parties d’essence littéraire ce qui s’apparente à un concept album : Le Bestiaire, Les Métamorphoses, L’Odyssée et L’Exode. Mais comme le dit fort justement mon camarade citoyen du jazz Joël Pailhé dans sa chronique du disque pour notre magazine préféré : « Il n’est absolument pas nécessaire d’adhérer pleinement à ces problématiques (exactement comme un laïc face à l’art religieux) pour pouvoir apprécier au plus haut degré le travail réalisé par Marjolaine Reymond ». Dont acte. On aura néanmoins envie de citer l’intention de ce disque, qui est essentielle : celle de « la possibilité pour l’individu de retrouver ses pulsions archaïques, sauvages et ludiques tout en s’intégrant au monde social et civilisé » (sic). Vaste programme…
Demeter No Access est tout aussi dense que le disque auquel il fait suite. Plus peut-être… Et ce qui séduit, une fois encore, c’est l’idée que mille musiques y sont incluses et se croisent au fil des quatorze plages pour n’en faire plus qu’une. Le quatuor à cordes apporte des couleurs qui évoquent une musique de chambre contemporaine ; la rythmique chahute le groove par son recours aux métriques impaires (magnifique travail accompli par le duo Lavergne / Lété) ; le Fender Rhodes de Bruno Angelini allume de splendides contrefeux ; Denis Guivarc’h est particulièrement en verve tout au long de l’album, sa volubilité et ses envolées s’offrant à l’évidence comme les répliques fiévreuses aux élans de la chanteuse. Voix contre voix ! Écrivez cette phrase au pluriel si vous le souhaitez, même si le monde élaboré avec beaucoup de minutie est singulier quant à lui.
Marjolaine Reymond est inclassable, on l’a compris, et c’est pour cette raison qu’on aime son jazz prospectif, tour à tour minimaliste, symphonique et expérimental. Son chant – avec ou sans paroles en anglais et une délicieuse pointe d’accent français – est celui d’un envol cérémoniel vers des cimes nébuleuses ; il est porté par une démesure suffisamment contrôlée pour que l’ensemble ne soit jamais grandiloquent. Il faudrait presque parler d’ivresse, celle-ci trouvant peut-être sa source dans les incursions sérielles de certaines compositions.
Demeter No Access est un voyage. Sur un long fil tendu entre rêve et réalité, dans les méandres de l’âme humaine. Et par sa manière de vous captiver, on peut y voir (et y entendre) un tour de magie dont on n’a pas besoin de connaître tous les secrets. On ferme les yeux, on se laisse porter…