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  • Clotilde & Alexandre

    C’est l’histoire d’un duo découvert, non par hasard, mais plutôt par surprise, à la faveur d’un envoi émanant d’un attaché de presse avisé. Il y a un an en effet, j’ai fait la connaissance de Madeleine & Salomon, derrière lesquels se cachent à peine Clotilde la chanteuse flûtiste et Alexandre le pianiste. Tous deux venaient de donner naissance à A Woman’s Journey, disque charismatique à travers lequel ils voulaient célébrer des femmes engagées, soit autant d’êtres humains en lutte contre la violence et les discriminations qui font notre monde dit moderne. Ce fut un choc pour moi. Tout de suite. Je savais que je venais d’entrer en connexion avec des musiciens de chevet, ceux qu’on va garder près de soi pour longtemps parce qu’ils parlent au plus près de vos émotions et savent vous élever avec eux. Très vite, j’ai écrit Un grand voyage, une chronique sur ce même blog, comme poussé par une nécessité et le besoin impérieux de leur dire sans détour : « Je vous aime », vraiment, du fond du cœur. Leur disque ne m’a pas quitté depuis, il est de ceux qui sont aussi devenus des permanents de mon smartphone, ceux que je peux dégainer à tout moment lors de mes errances piétonnes.

    Cerise sur le gâteau, Alexandre Saada s’est illustré quelques mois plus tard avec un étonnant We Free, un disque happening né d’une idée ambitieuse : rassembler dans un studio d’enregistrement une trentaine de musiciens pour inventer une musique spontanée, sans instruction particulière autre que celle consistant à laisser s’exprimer leurs imaginations et conjuguer leurs énergies. Encore un coup de maître, salué cette fois par une chronique dans Citizen Jazz.

    On comprendra donc qu’en apprenant que mon ami Patrice Winzenrieth, directeur du Marly Jazz Festival, avait programmé le duo pour son édition 2017, un long et délicieux frisson m’a parcouru, moi qui suis à chaque fois au bord des larmes à l’écoute de « Swallow Song », cette lumineuse reprise de la chanson signée Richard et Mimi Farina. Le rendez-vous était fixé au samedi 19 mai, dans ce Nouvel Espace Culturel plus connu sous l’acronyme de NEC. Et pour ce qui me concerne, le plaisir de rencontrer ces deux artistes et d’incarner enfin cette rencontre si troublante.

    Nous sommes à quelques kilomètres de Metz. Patrice fait bien les choses. Son accueil des musiciens est un modèle du genre. De surcroît, il endosse chaque soir le costume du maître de cérémonie, pratique l’art de la tombola avec une maestria que beaucoup lui envient, même en l’absence d’une urne. C’est un amoureux des musiques et des musiciens, on le sent, on le sait, il n’a pas besoin de le dire. Ce n’est pas si courant, quand on y songe. Autant dire que Clotilde Rullaud et Alexandre Saada ont pu bénéficier de sa gentillesse et de ses attentions. Ils sont entrés sur scène, certes émus face au public qui les attendait avec bienveillance, mais prêts à écrire une magnifique page de musique vivante, dans les meilleures conditions. Surtout que la salle est belle et le son d'excellente qualité.

    À droite de la scène, un écran sur lequel défileront des images en noir et blanc ; on pourra y voir des extraits de films ou une manifestation, soit un écho visuel et parallèle durant tout le concert. Clotilde Rullaud, avec beaucoup de délicatesse, annonce qu’elle parlera peu pendant les quarante-cinq minutes à venir, pour ne pas rompre le fil de l'émotion qui ne va pas manquer de s’installer et gagner les spectateurs, dont un certain nombre auront vite les yeux rougis. Alexandre Saada est installé à gauche et officie au piano ou au Fender Rhodes. Il ne faudra pas plus de quelques secondes au duo pour réussir son tour de magie. Parce que son chant est profond, il est une émanation directe de l’âme, magnifiée par la voix de celle dont le registre s’avère particulièrement étendu. Ses intonations les plus graves prennent aux tripes. Parfois, Clotilde Rullaud recourt à des effets, mais sans jamais désincarner son expression. La technique au service de la vibration. Le pianiste, maître de ses notes tout autant que de ses silences, sait utiliser son instrument comme source de percussion (par exemple en collant un morceau de ruban adhésif sur les cordes) et installe une tension qui jamais ne se relâche.

    On retient son souffle, du début à la fin, dans une sorte d’hébétude émerveillée. De temps à autre, le regard se porte sur l’écran, avant de revenir vers les deux architectes de la belle construction qui s'élève devant nous, un acte créatif tout autant théâtral que musical. Le répertoire de A Woman’s Journey est passé en revue, avec beaucoup d’intensité. La scène lui convient parfaitement et des moments très forts sont offerts, telle cette version sépulcrale de « Strange Fruit » ou les envoûtants « Swallow Song » (merci Clotilde pour ton clin d’œil juste avant de le chanter), « Mercedez Benz » ou « Les fleurs ». Au risque de me répéter, je tiens à faire part de l’émotion qui aura gagné bien des spectateurs. Quelques instants après les dernières notes de « A Little Person » joué en rappel, Patrice reconnaîtra avoir eu, comme moi et quelques autres, les larmes au bord des yeux. Nous venions d’assister à quelque chose qui était bien plus qu’un concert : une sorte de cérémonie mémorielle brûlant d’un grand feu intérieur, dont la dimension politique et sociale n’aura échappé à personne. Les femmes dont il est question dans A Woman’s Journey étaient là, et bien là, avec leurs combats dont la plupart restent à mener aujourd’hui encore. Malheureusement.

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    Au moment où il m’a été possible de parler un peu avec Clotilde Rullaud et Alexandre Saada, m’est venue l’idée d’un « minimalisme contagieux » comme définition de leur musique. Peu de notes, une présence scénique d’une grande sobriété, une plongée en soi dans un état de fièvre. Madeleine & Salomon sont passés par là, leur temps a défilé très vite, même s’ils sont parvenus à le suspendre, ce qui est la marque des grands. Il faut qu’ils reviennent, ici ou ailleurs, mais vite. Merci à eux qui nous ont fait comprendre et vivre ce qui ressemble fort à un état de grâce.

  • Lumière dans la chambre noire

    tony paeleman, camera obscura, shed music, jazzParfois, il suffit de peu de choses pour se remettre à écrire... Comme la lecture d’une chronique paresseuse, malveillante, vulgaire et mal écrite de surcroît, qui peut vous inciter à sortir de votre silence. À l'occasion de la publication de Camera Obscura, son nouveau disque publié sur le label Shed Music, Tony Paeleman a été la victime expiatoire d'un petit gratte-papier bavant sa bile pour le compte d’un magazine confidentiel et nombriliste dont je tairai le nom, par délicatesse. J'ai trouvé la méthode tellement dégueulasse (pardonnez-moi ce terme qui est le seul valable dans ces circonstances) qu'il m'a semblé nécessaire d’évoquer ce bel album, non par le simple effet d'une réaction de défense, mais parce que pour l’avoir écouté à plusieurs reprises, le désir d'en souligner les qualités avait des allures d'évidence. Ayant programmé sa chronique pour un peu plus tard, il m’a paru bon de chambouler mon agenda.

    Je connais Tony Paeleman depuis un petit bout de temps maintenant : j'ai découvert son talent quand il officiait au sein d'Offering (on ne sert pas la musique de Christian Vander sans être un musicien de talent, il me semble connaître suffisamment l’univers de la Zeuhl pour m’autoriser cette remarque) ; j'ai écrit la chronique de son précédent disque, Slow Motion, pour le compte de Citizen Jazz, et j’évoquais « les paysages enchanteurs, dont on s’imprègne petit à petit avec un plaisir complice » ; il m'est souvent arrivé de souligner la qualité de son travail, non seulement en tant que pianiste mais aussi d'agenceur de son, avec Anne Paceo ou Olivier Bogé, par exemple, pour ne citer qu'une poignée de ce qu’on pourra sans risque de se tromper considérer comme ses amis. Parce que chez lui, l’amitié compte beaucoup dans sa démarche artistique.

    Camera Obscura est une nouvelle manifestation du travail d’enlumineur accompli par Tony Paeleman. Il est aussi une démonstration de sensibilité discrète : ici, pas de claviers « gros bras », pas de débauche virtuose ni autre exhibition narcissique. Les neuf compositions (dont une reprise de « Roxanne » du groupe Police et « Our Spanish Love Song » de Charlie Haden) avancent en toute sérénité des motifs aux couleurs changeantes, comme s’il s’agissait de prendre le temps d’explorer une chambre d’émotions aux confins d’influences diverses (jazz, pop songs, néo-impressionnisme, musique sérielle). Autour du pianiste, des amis, rien que des amis : Julien Pontvianne au saxophone, Nicolas Moreaux à la contrebasse et Karl Jannuska à la batterie. Et parce que la table est ouverte dans la maison Paeleman, on croise çà et là d’autres proches : Pierre Perchaud (guitare), Christophe Panzani (saxophone ténor, clarinette basse), Emile Parisien (saxophone soprano), Antonin Tri-Hoang (saxophone alto et clarinette) et Sonia Cat-Berro (chant). La musique s’écoule de façon très paisible, soumise à quelques subtiles variations de rythme ainsi qu’à de petites sorcelleries sonores dont le pianiste a le secret. Et c’est un sentiment de sérénité qui s’impose au fil des minutes, comme si Tony Paeleman avait ouvert sa porte dans un large sourire pour vous inviter à prendre place à ses côtés dans cette chambre bien plus lumineuse que son nom pourrait le laisser croire.

    C'est simple finalement : aimez donc cette musique pleine de couleurs, toutes ces lumières qui scintillent dans la chambre obscure et oubliez le grincheux qui n'a même pas su être drôle en déversant son fiel. Un plaisir doublé par le sentiment d'être vraiment en bonne compagnie : celle d'un musicien dont la projection des images est celle d'un peintre de l'intime.