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  • L’idiome Cruz

    Ce texte est un exercice. Une courte narration composée d’une seule phrase. La pratique des ateliers d’écriture conduisant souvent à travailler sous contraintes (rassurez-vous, ceux qui participent à de tels rendez-vous sont consentants... la plupart du temps), je me suis amusé à m’imposer celle-là, sans en ajouter d’autres (ce qui est fréquent, il y a une bonne dose de masochisme dans ce petit monde). La lecture de mon texte vous le confirmera : c’est sinueux et buissonnier, mais j’ose croire que vous serez indulgent avec ce petit travail d’un samedi soi studieux.

    Je dédie ce texte à : Sarah Murcia, Hélène Labarrière, Joëlle Léandre mais aussi à Henri Texier, Claude Tchamitchian et Louis-Michel Marion.

    contrebasses.jpgElle avait poussé la porte vitrée du studio d’un coup d’épaule franc dont l’efficacité témoignait chez elle d’une habitude prise depuis de longues années d’itinérance et de tournées, entrant comme toujours à reculons dans la longue pièce aux murs lambrissés pour tracter avec plus de facilité son instrument dont les dimensions n’avaient jamais été pour elle un obstacle, une aisance dans le déplacement qu’elle n’attribuait pas à sa haute stature grâce à laquelle elle pouvait regarder la plupart de ses homologues mâles droit dans les yeux, ce dont elle ne se privait pas, mais plutôt à sa volonté de se frayer un passage – avec une très nette préférence pour la ligne droite, car elle était d’une franchise et d’une sincérité désarmantes – en toutes circonstances, musicales ou humaines, et d’imprimer à sa vie la direction qu’elle souhaitait lui donner quel qu’en soit le prix à payer parfois et les inimitiés que son indépendance farouche et son esprit libertaire lui valaient de temps à autre, une singularité revendiquée que dénonçaient à intervalles réguliers une poignée de condisciples bousculés par la spontanéité et l’originalité de l’œuvre qu’elle élaborait avec une patience infinie depuis plus de deux décennies, presqu’un quart de siècle, accumulant dans le sourire de sa quarantaine assumée des collaborations entreprises avec une kyrielle de noms prestigieux, praticiens de toutes sortes d’instruments et pourvoyeurs des teintes multicolores qu’elle recherchait avec obstination depuis ses premiers émois musicaux, autant de célébrités de renommée européenne, voire mondiale, qu’elle brandissait à la façon de trophées, comme un signe de victoire adressé à ses contempteurs aigris, ceux-là même qu’elle savait renvoyer sans ménagement dans la grisaille de leur conformisme et de leur train-train lorsqu’ils pointaient non sans un mépris misogyne la disparition chez elle de toute forme de mélodie au profit d’une exploration sans fin des possibilités sonores de sa compagne géante, quand ils moquaient cette Isabelle Cruz, contrebassiste insoumise, grande gueule volontiers potache à la chevelure ébouriffée, admiratrice du mouvement punk et des Sex Pistols, dont la plupart des autres musiciens, ceux qu’elle nommait ses pairs, en prenant à chaque fois le soin d’en épeler les lettres : P-A-I-R-S, connaissaient la générosité et l’enthousiasme, et qui l’admiraient d’avoir su, dans ce cercle trop souvent masculin, inventer un univers musical si singulier que les spécialistes avaient fini par le qualifier d’idiome Cruz, un langage immédiatement identifiable en raison de sa construction par sédimentation de murmures, de crissements, de percussions, de grognements et d’appels lancinants, avec ou sans archet, parfois avec les poings, une sorte de cri d’abord contenu dont l’inévitable explosion était pour elle, femme politiquement engagée, sœur des démunis, le symbole d’un espoir et d’une libération dans ce monde finissant, soumis aux dictatures gestionnaires et à l’influence d’une minorité détentrice de la plus grande partie de ses richesses, où les humains étaient objets plus que sujets, un chant de l’âme dont chaque son était pensé comme la transcription d’une émotion, parmi toutes celles auxquelles femmes et hommes savaient vibrer, en véhiculant autant de joie que de peine, de douleur que de légèreté, tout cela avait fini par devenir son ADN musical au service duquel elle mettait la lascivité d’un corps-à-corps avec cette contrebasse, son amie la plus fidèle qu’il lui était impossible de quitter pendant plus d’une demi-journée, cette compagne qu’elle traînait partout avec elle, nichée dans sa gangue de cuir fauve, comme dans ce studio où l’attendaient les trois musiciens de Freedom Now !, sa formation du moment – un batteur, une guitariste et un vibraphoniste – une femme et deux hommes qui, après l’avoir saluée par une accolade mêlant respect, amitié et tendresse, l’observaient patiemment lorsqu’elle se préparait, s’assouplissait les doigts et s’imposait un long silence, parce qu’ils étaient eux déjà prêts à en découdre avec une sacrée musicienne, cette instrumentiste indomptable dont le masque pouvait changer en une fraction de seconde et, après le regard noir, afficher un sourire extatique, au moment précis où, comme elle aimait le dire, elle entrait en musique avec ce trio de combat, partenaires attentifs à son furtif signe de tête, le geste annonciateur d’une lutte sans merci et de sa quête de l’inouï, ce temps si particulier où tout disparaissait autour d’elle pour ne laisser place qu’à un cri d’amour autant que d’exultation, les yeux levés vers le ciel, dans un regard de défi lancé à ses ennemis invisibles qu’un jour, elle n’en doutait pas, elle dominerait par la seule force de son art.

  • Le futur, c’est maintenant

    pan-g futurlude.jpgÇa commence un peu comme du Magma, période Köhntarkösz. Une entrée en matière en forme d’ouverture au format XXL nommée « M’Baracujda », telle une première déflagration pour bien camper le décor. Au point qu’on se dit qu’Aloïs Benoit, tromboniste et compositeur de cette bande de furieux réunis sous la bannière pAn-G, doit bien avoir, nichée dans un des nombreux recoins de sa tête bien faite, la mémoire de cette composition de Christian Vander. Je peux me tromper, bien sûr... Et de toutes façons, là n’est pas l’essentiel car ce qui suit est une démonstration implacable, celle de la richesse d’un collectif et surtout de sa puissance de feu, comme si les dix musiciens en action étaient mus par des forces telluriques. On ne croit pas si bien dire parce qu’il y a de l’éruption et du volcanique chez ces jeunes gens...

    Sans tomber dans le piège de la cuistrerie, il n’est pas inutile de rappeler que la Pangée, c’est notre bonne vieille Terre d’avant. Après le regroupement des continents et avant leur dispersion, un phénomène toujours en cours, d’ailleurs. Ce petit rappel historico-géographique ne vient pas ici par hasard. Car la musique de pAn-G a des allures de supercontinent, elle constitue un vaste ensemble qui ferait fi des styles et des genres pour s’octroyer le droit d’un assemblage visant à n’en faire qu’une qui soufflerait en tempête, comme une fanfare folle. Rock au sens classique ou progressif, jazz jusque dans ses retranchements les plus free, musique de chambre, sérielle, bruitiste ou venue de traditions lointaines aux accents caribéens dans un grand carnaval sans frontières. C’est tout cela pAn-G, un orchestre survolté du brassage, qui avance vers un avenir que d’aucuns jugent incertain, mais qu’il semble aborder sans crainte.

    Futurlude, tel est le nom de ce deuxième album, enregistré live le 24 mars 2016 au Petit Faucheux de Tours, est un disque qui voit le jour chez L’Autre Distribution, après un premier EP sorti en 2013, dont j’avais rendu compte par une chronique publiée du côté de Citizen Jazz. Son titre dit beaucoup de choses sur l’état d’esprit de pAn-G : il est bien question de regarder devant et d’aborder le futur avec résolution, non sans gourmandise. Autant le dire : il serait vain de détailler les six compositions de haute-voltige qui le forment tant elles constituent une suite à couper le souffle, atteignant à intervalles réguliers des sommets dont bien des groupes de rock pourraient lui envier l’énergie, passant par des rivages symphoniques avant de plonger dans les eaux profondes d’une quête frénétique où s’illustrent des solistes au jeu habité. Si vous avez besoin d’être convaincu, écoutez par exemple le saxophone baryton de Rémi Fox sur « Trans-pan-G-Xpress », dédié à la mémoire de Grégoire Gensse, récemment disparu, lui l’âme d’un Very Big Experimental Toubifri Orchestra déjanté.

    Une énergie de la démesure – pour ne pas dire une folie collective – circule dans les veines des dix protagonistes issus pour la plupart du CNSMD de Paris et qu’il faut citer tous. Parce qu’ils forment la jeune garde d’un jazz prospectif, qui n’en est qu’au début de sa route et qu’on retrouvera en action ici ou ailleurs, c’est évident. Surveillez-les de près. Aux côtés d’Aloïs Benoit : Yannick Lestra (claviers), Thomas Letellier (saxophone ténor), Gabriel Levasseur (trompette, bugle), Alexandre Perrot (contrebasse), Ariel Tessier (batterie), Jean Dousteyssier (clarinettes), Thibault Florent (guitare), Rémi Fox (saxophones alto, baryton et soprano), Romain Lay (vibraphone). Certains d’entre vous auront déjà repéré quelques noms, parce qu’ils évoluent dans d’autres sphères aux esthétiques distinctes, mais gagnées par la même effervescence créative (ONJ Olivier Benoit, nOX.3, The Amazing Keystone Big Band, The Very Big Experimental Toubifri Orchestra...). Et quel que soit votre degré de connaissance de cette scène en ébullition, vous comprendrez qu’on a affaire à du sérieux, du lourd comme on dit un peu trivialement. Il se passe quelque chose qui ressemble à l’invention d’un langage.

    Il est assez difficile de rendre compte par les mots d’un tel disque. Futurlude est un monde à lui-seul (après tout, c’est logique avec un tel nom de groupe), un objet musical sans équivalent, héritier de quelques grands ensembles débridés (Zappa, autre parangon de la démesure, n’est pas si loin par moments) qu’il transcende pour pousser son propre cri. Je n’ai qu’un seul conseil à vous donner : ouvrez vos oreilles en grand, profitez-en pour ouvrir aussi les fenêtres, montez le son et laissez-vous faire. Surtout, évitez d’aller chez le coiffeur juste avant car pAn-G va vous ébouriffer.

  • Cinéma m'était conté

    J'ai publié ce texte il y a dix ans, au mois de mars 2007. En le relisant, je me suis dit qu'il n'avait pas trop vieilli. Enfin, si, quand même un peu. Il faudrait changer quelques titres, quelques noms. Il est certain aussi qu'on pourrait ajouter assez facilement d'autres cas d'espèces. A vous de jouer !

    Je me demande si je ne vais pas faire mienne la théorie du complot. Non, non, ne riez pas, c’est vrai. Je n’évoque pas ici les luttes invisibles entre d’obscures forces contre d’autres non moins ténébreuses à des fins de domination du monde ; non ça, je le laisse à tous ceux qui ont bien plus d’imagination que moi et qui y croient vraiment. Je parle du vrai complot : celui qui ME vise, personnellement, et dont j’ai depuis longtemps pu établir la preuve. Laissez-moi vous expliquer...

    Je suis ce que l’on appelle, non pas un cinéphile, mais un gourmand de cinéma. Attention toutefois, pas celui qu’on nous propose de visionner à travers la fenêtre d’un poste de télévision, même à écran plat HD et bidule machin chouette (bizarre comme on a tendance, de nos jours, à nous vendre de petits bijoux technologiques fort coûteux d’ailleurs… De somptueux contenants alors que le contenu est souvent affligeant). Point du tout ! Pour moi, le cinéma ne se comprend qu’en salle et en version originale. Je fuis autant que je peux les complexes (marrante cette dénomination car lorsque je m’approche des supermarchés du cinéma, je suis plutôt frappé par l’extrême simplisme de leur fonctionnement : tu paies, tu bouffes, tu te vautres, tu ne réfléchis pas, accroche-toi aux sièges de ton quarante-neuvième Taxi). J’ai une sainte horreur de tout ce qui s’apparente aux blocks busters américains, ces films pour adolescents attardés qui nous expliquent le monde en deux catégories : les bons et les méchants, et qui se complaisent dans la surexposition d’une violence qu’ils prétendent dénoncer ; je leur préfère de très loin tous les films qui racontent des histoires d’êtres humains, avec des vies qui s’entrecroisent, des observations fines de notre société, des œuvres marquées par un minimum de subtilité et de justesse. Bref, je suis en quête de ces petites vibrations qui me laissent espérer qu’il reste encore ici-bas suffisamment de forces créatrices pour que ce monde continue de travailler un peu, rien qu’un peu, à l’épanouissement de l’espèce humaine (oui, je sais, c’est idiot). Et croyez-moi, malgré le tapage médiatique qui entoure certaines productions (bruit de fond marchand auquel notre beau pays n’échappe pas… voyez donc en ce moment la promotion faite pour cette chose appelée Hell Phone), on trouve vraiment de quoi se nourrir, pour peu qu’on ait la chance d’habiter une ville suffisamment grande. Pour combien de temps ? Ceci est une autre histoire…

    Tiens, je pense également à une manie très franchouillarde de traduire les titres des films… quand les producteurs veulent bien les franciser d’ailleurs, ce que personnellement je ne leur demande pas puisque seule la version originale m’intéresse ! Le plus marrant, c’est un film qui conserve son titre original malgré un doublage la plupart du temps calamiteux. Et le pire, très certainement, c’est le film français qui se pare des atours du film américain pour faire croire que… Tiens, prenez Hell Phone, une fois de plus… moi j’aurais bien aimé un truc idiot du genre Le téléphone infernal… Mais bon, je suis vieux, je ne suis pas le cœur de cible comme disent les pros du marketing. Ridicule… Revenons donc à notre histoire de traduction. En général, c’est pitoyable et je suis plié de rire à l’idée de tout le jus de crâne consommé uniquement pour aboutir à un résultat dont on imagine qu’il va faire accourir le public dans les salles. Vous voulez un exemple, sommet du stupide ? Un film australo-américain vient de sortir en France. Son titre original est Music and Lyrics, ce qui, je ne vous l’apprends pas, signifie Paroles et Musique (ou l'inverse pour être précis mais ici on ne dit pas Musique et Paroles), un titre déjà pris en France par un film d’Élie Chouraqui je crois.  Donc, pas possible, déjà pris, il faut trouver autre chose. Ce film met en scène Hugh Grant dans le rôle d’un musicien, ancienne gloire des années 80 qui se voit offrir une chance de revenir sur le devant de la scène parce qu’une diva l’invite à chanter avec elle sur son prochain album.  D’où le titre français Le come back… On pourra s’interroger sur le bien fondé d’un tel choix, mais après tout, cette expression est depuis longtemps passée dans notre langage courant. Pourquoi pas ? Certes, j’aurais préféré Le retour mais ceci ne me regarde pas… Le problème, il est ailleurs, il est juste au-dessous. Le truc qui est nul, c’est le sous-titre : A la recherche de la nouvelle gloire. Oh la la la la ! Tu parles d’une connotation à la con… Ah ben oui, ça donne vachement envie d’aller le voir le film maintenant… Ou plutôt, je crains fort que grâce à ce bonus d’un haut intérêt culturel ne se rendent en masse pour voir ce film des hordes de pies jacasseuses pré-pubères et d’insupportables goinfreurs de tonneaux de pop corn et de bidons de soda à haute teneur en sucre…

    Ce qui m’amène à mon sujet du jour car, en attendant la venue du désert culturel qui nous guette inexorablement, je continue à fréquenter les salles obscures avec régularité et toujours le même bonheur. Pourtant… pourtant, il faut souvent être armé d’une patience d’ange pour supporter les travers de nos congénères… Voici en quelques lignes une douzaine de portraits de drôles de cinéphages régulièrement côtoyés depuis plusieurs années… Je tiens à préciser ici même que cette liste est non exhaustive et qu’il vous est offert la possibilité de la compléter grâce à vos propres expériences

    Scène 1
    Celui ou celle qui pue ou dont le parfum vous fait littéralement exploser les narines
    . Et croyez-moi, c’est plus fréquent que vous ne le pensez, surtout en fin de semaine. Je ne sais pas pourquoi les cinéphiles odorants ont une tendance insupportable à venir s’installer à proximité du petit recoin bien tranquille dans lequel je me suis installé quelques instants plus tôt. C’est comme la fumée de cigarette. Vous êtes quelque part, dehors, et toc ! Y a un mec qui fume et qui expectore comme un fou furieux. Ben... vous pouvez être sûr que la fumée, c’est direct pour mes naseaux. Ils sont là, trois cents autour de vous et comme par hasard, le nuage les contourne en douceur, totalement indifférent à leur présence parce que c’est vous qu’il a repéré et dont il va faire sa victime. Alors le gars qui pue, c’est pareil : juste à côté de vous ! Et d’une séance à l’autre, vous aurez le choix entre une bonne vieille fragrance de sueur bien acide ou un pull que son propriétaire a méthodiquement roulé dans un gros cendrier plein juste avant de vous rejoindre. Remarquez, c’est comme le parfum… Je pense être très souvent victime de maniaques du vaporisateur qui, sachant qu’ils vont me trouver dans la salle de cinéma, s’aspergent sauvagement avant de venir se poser au plus près de moi. D'où l'idée que mon charme naturel a des limites...

    Scène 2
    La tête qui dépasse
    … Comme je l’ai écrit un peu plus haut, je ne fréquente guère les usines à popcorn – même s’il m’arrive parfois de m’y rendre – ce qui, en d’autres termes, signifie que j’ai plutôt tendance à me vautrer dans des salles obscures appartenant à une autre époque que la nôtre, dite moderne, d’où vous ne devrez pas conclure qu’elles sont sales et poussiéreuses, loin de là, mais que leur agencement est propice à bien des gênes (à ce sujet, durant toute l’histoire de la construction des cinémas, il semblerait que personne n’ait un jour imaginé une disposition des sièges en quinconce…). Et la première d’entre elles, c’est la grosse tête ! Oh qu’elle m’énerve celle-là ! Vous avez repéré un film qui n’intéressera pas grand monde, vous décidez d’aller le voir un dimanche soir, vers 19 heures, au plus creux de la fréquentation hebdomadaire et lorsque vous arrivez au cinéma, vous constatez avec bonheur que moins d’une douzaine de pékins ont eu la même idée que vous. Génial ! Vous choisissez votre place, pas trop loin, pas trop près, plutôt au milieu de la rangée et vous savourez d’avance le plaisir de regarder votre film bien tranquille. Et toc ! Le géant vert a décidé d’arriver à la dernière minute et de se caler confortablement dans le seul siège qu’il n’aurait même pas dû voir : celui qui, pile poil, est devant le vôtre… Saloperie, plus moyen de se décaler car les places à côté sont encombrées des manteaux des autres occupants. Ah, zut ! Et que je dois me tordre le cou, me pencher sur le côté pendant que l’autre là, devant, parfaitement inconscient du mal qu’il répand, se fiche éperdument de son entourage qu’il domine de toutes façons de la tête et des épaules. Ah c’est chiant ces types-là ! Et je ne parle pas de celle qui va se pointer avec une coiffure hirsute, trente centimètres de haut voire plus, les poils bien dressés sur le sommet du crâne, comme s’il était nécessaire de se déguiser ainsi pour venir s’installer dans le noir alors que personne ne vous voit, sauf le couillon qui est juste derrière.

    Scène 3
    Les filles qui viennent à plusieurs et qui jacassent
    : ah, oui, celles-là, je les adore ! Y a rien à faire, il faut absolument qu’elle viennent au minimum par grappes de trois, elles n’en finissent pas de s’installer, et que je vais m’asseoir là, ah ben non, plutôt toi, moi je me décale d’un siège, prends ma place. Euh, ça vous ennuie de vous décaler parce qu’on est douze et comme ça, on pourra rester ensemble ? Et quand tout ce petit monde est, enfin, assis, voilà que ça se relève pour ôter son manteau, son écharpe, son pull ou je ne sais quoi d’autre, comme si l’opération avait été rigoureusement impossible à envisager au moment de leur arrivée. Mais le pire est à venir ! Vous pensez en avoir fini avec cet aréopage bavard quand vous devez vous rendre à l’évidence : les demoiselles devant vous, vous pouvez en être certain, elles ne se sont pas vues depuis au moins cinq ans ! Incroyable le nombre de trucs qu’elles ont à se raconter. Notez bien que dans ces cas-là, moi j’écoute pas ! J’entends, bien malgré moi et je suis obligé de tout savoir sur la famille, l’ex-mari, le copain, le repas de midi mal digéré, les collègues de bureau qui, forcément, leur font des misères. Elles n’ont rien à dire mais qu’est-ce qu’elles le racontent longtemps…


    Scène 4
    Le crétin qui se rhabille pendant une heure pendant que vous faites des contorsions pour essayer d’entrevoir le générique
    . Oui c’est vrai, moi, j’aime bien regarder le générique jusqu’au bout, oui oui, jusqu’au moment où l’on découvre avec impatience les lieux du tournage, tous les sponsors à remercier, le titre de toutes les chansons avec le nom des interprètes et l’année de sortie du disque. Le sommet de cette quête, c’est la marque de la pellicule ! C’est tout de même essentiel, non ? Alors pourquoi faut-il qu’il y ait toujours un abruti qui choisisse ce moment privilégié pour se lever, procéder à quelques étirements musculaires interminables et prendre tout son temps pour se rhabiller sans imaginer une seule seconde qu’il n’est pas dans son salon ? Et quand il a fini, voyant que ses voisins ou voisines de rangée n’ont pas encore bougé, le mec, il attend. Debout. Tranquille. Et moi, je suis derrière, plié en deux, allongé ou presque sur ma voisine ou mon voisin qui tente un mouvement symétrique pour lire elle aussi toutes les vitales mentions. Et pan, on se cogne la tête à cause de ce type qui s’en moque éperdument. Tout ça parce qu’il n’a pas compris qu’un film, un vrai, c’est un tout. Le mec-là, il doit être du genre, lorsqu’il est invité à dîner, à se pointer après les entrées et à repartir avant le dessert, sous prétexte qu’il n’aime que la viande.

    Scène 5
    Le voisin (ou la voisine) qui s’étale et occupe tout l’accoudoir
    . Je n’ai rien contre les personnes à forte corpulence (on ne doit plus dire qu’ils sont gros), non, vraiment rien. Maîtriser son physique suppose suffisamment de chance pour qu’on ait le devoir de ressentir le maximum de compassion à l’égard de ceux qui sont victimes d’obésité. Mais tout de même, une fois de temps en temps, changez de voisin ! Pourquoi moi ? Pourquoi faut-il que vous me choisissiez, moi, comme partenaire et que, comme si j’étais invisible – je suis mince, certes, mais ne me dites pas que vous ne m’avez pas vu – vous vous octroyiez le droit d’accaparer tout l’accoudoir alors que la moitié me revient naturellement. Tu parles, c’est commode après, faut se pousser de l’autre côté et solliciter votre voisin pour une opération rapprochement contrainte. Qu’il acceptera bien volontiers d’ailleurs, d’autant qu’il est lui-même souvent la victime d’un encombrant voisin qui va le pousser à entreprendre la même manœuvre dans l'autre sens. Pas grave en fait, on se tient bien chaud et on profite mieux du film, sauf si notre tortionnaire – Ô malchance – a sombré dans les bras de Morphée et commence à ronfler… Mais c’est une autre histoire !

    Scène 6
    L’abruti qui téléphone
    . Quand j’arrive dans une salle de cinéma, tel le chien de Pavlov, je suis animé de manière automatique d’un mouvement consistant à plonger la main dans ma poche droite pour en extirper et éteindre mon téléphone. Normal. Mais pas normal pour tout le monde, si j’en crois les quelques énergumènes qu’il nous est arrivé de débusquer de temps à autre. D’un seul coup, vous entendez le type devant vous qui parle. Ce qui prouve que dans sa grande mansuétude, il vous aura tout de même épargné sa sonnerie. Et là, il se met à parler comme s’il était seul au monde en vous regardant d’un air stupide et ravi lorsque vous lui suggérez de couper court à cette conversation qui n’intéresse personne et qui, de toutes façons, est totalement dénuée d’intérêt. Encore que… elle vous aura au moins appris une chose essentielle, c’est ce que type, là, avec son machin collé à l’oreille, il est au cinéma. Donc, vous aussi, ça peut toujours être utile de le savoir. Oui, parce qu’il n’arrête pas de répéter à son correspondant : « Je suis au cinéma, je suis au cinéma ». Et l’on suppose qu’à l’autre bout du fil se trouve quelqu’un qui lui aura posé cette question vitale : « T’es où ? ». Je passerai ici sous silence les dépendants du SMS qui, toutes les trois minutes, se mettent à répondre aux messages qu’ils reçoivent et nous font profiter d’un contre éclairage qui vous donnerait envie de vous lever, d’attraper leur téléphone et de le fracasser en mille morceaux en le piétinant jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement. Mais on me dit que ce ne serait pas cinématiquement correct.

    Scène 7
    Celui ou celle qui fouille pendant de longues minutes dans un sac en plastique qui fait du bruit
    . Oh que c’est pénible ça ! Oh que c’est pénible ! Je n’arrive pas à comprendre pourquoi autant de gens viennent au cinéma armés de redoutables emballages et autres sacs en plastique ou, pire, en papier, dans lesquels ils fouinent pendant d’interminables minutes dès lors que la salle est plongée dans l’obscurité. Vous me rétorquerez que tant qu’il fait jour, ils éprouvent moins de difficultés à trouver ce qu’ils cherchent. OK, mais répondez donc à cette question : que cherchent-ils ? Pourquoi éprouvent-ils ce besoin pressant de prendre en main ce je ne sais quoi qui, c’est mécanique, se trouve justement au fond du sac et reste introuvable ? Signalons à ce sujet que votre plaisir sera par ailleurs décuplé quand votre voisin aura enfin trouvé l’objet de sa quête - qui se trouve souvent être un bonbon bien emballé dans un papier à haut volume sonore - et l’aura enfourné avant de le sucer bruyamment, la bouche ouverte. Croyez-moi, il faut être chanceux pour avoir le privilège d’un tel spectacle. Je fais partie des heureux élus, vous l’aurez compris.

    Scène 8
    Ceux qui causent jusqu’à ce que le générique de début soit fini et qui recommencent dès le début du générique de fin
    . J’ai expliqué un peu plus haut quel était mon bonheur de me repaître des moindres détails des génériques, de début comme de fin. C’est mon droit et je crois ne nuire à personne en savourant le moindre des détails technico-pratiques qui font qu’un film est une petite entreprise pour laquelle travaillent un grand nombre de corps de métiers. Mais on dirait parfois que je suis le seul… Ah qu'ils sont énervants les bavards ultimes, et patati et patata et c'est reparti pour l'exposition gratuite de scènes familiales dont on n'a rien à faire. Oh ben on a vraiment bien mangé à midi et puis la Claudine elle est passée à la maison. Mais nom d'un chien, c'est vraiment obligatoire de parler aussi fort, vous avez vu que votre voisin de fauteuil, il a placé une oreille juste à côté de vous. C'est vraiment impossible de lui susurrer vos histoires ? Non, apparemment, il semble acquis que tout le monde va en profiter. On a beau, une fois de temps en temps, fusiller le logorrhéique d'un regard noir, rien n'y fait, le moulin à paroles est enclenché jusqu'à l'extrême limite. La limite, c'est quand la dernière lettre du générique s'est affichée et encore... si le film commence par une scène assez sonore, le bavard va en profiter pour terminer son récit... qu'il reprendra là où il l'avait arrêté au moment même où il apercevra le mot fin. Et avec un peu de chance, s'il est devant vous, peut-être vous fera-t-il profiter de l'exercice décrit à la scène 4...

    Scène 9
    Le retardataire qui fait déplacer toute une rangée parce qu’il a décidé de s’asseoir ici et pas ailleurs
    . Eh oui, c'est un spécimen assez courant celui-là... Allez savoir pourquoi, alors que les deux tiers des fauteuils sont inoccupés, notre ami va décider que SA place était celle-là et pas une autre. Manque de bol, le siège visé se trouve inéluctablement sur ma rangée et qui se trouve correspondre au choix de pas mal d'autres personnes. Donc, pendant que monsieur (et parfois monsieur et madame) nous met au garde à vous et passe ses troupes en revue, vous voilà, debout, plaqué contre l'assise relevée de votre siège, tenant d'une main le manteau que vous aviez méticuleusement plié sur vos genoux et de l'autre le reste de vos affaires. Évidemment, la corpulence du nouvel arrivant vous obligera parfois à vous contracter jusqu'aux limites du supportable, vous retenez votre souffle car vous n'êtes pas forcément en harmonie avec les choix olfactifs des nouveaux passagers et... ouf ! Vous vous effondrez à nouveau, scrutant les sièges voisins et comptant ceux qui restent vides pour estimer la probabilité de renouveler l'opération avant le début de la séance.

    Scène 10
    Les porcs entrent en action
    . Attention, ils disposent d'armes très redoutables : des bidons pleins de popcorn et des citernes de soda à la couleur marron très très foncée et aux bulles rotifères. Je précise toutefois que ces goinfres bruyants ne peuvent exercer leur talent que dans un seul des cinémas que je fréquente, les deux autres ayant toujours refusé de céder à la pression des marchands de kilos. C'est tout de même bizarre cette habitude d'engloutir toutes ces cochonneries dans le noir et d'afficher un air béat marquant l'évidente fierté d'appartenir au monde moderne. On va au cinéma pour voir un film, nom d'un chien, pas pour bâfrer comme un animal... Mais revenons à nos gloutons ! Attention, âmes sensibles s'abstenir. Car le supplice pourra être de longue durée, voire s'éterniser jusqu'à la fin du film. Dommage qu'on n'ait pas encore inventé les boules Quiès sélectives, celles qui vous isoleraient des bruits parasites et laisseraient passer la bande son du film. Vous, vous êtes assis, tranquillement, vous attendez votre instant chéri, celui du film. Et voilà qu'une main indélicate commence à fourrager tout au fond du bidon de maïs éclaté. Oui oui, au fond car je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais le goinfre ne va jamais manger le popcorn qui se trouve en haut de sa gamelle, mais bien celui qui est au-dessous. Il plonge comme un fou furieux, tourne, retourne et mélange longuement avant d'ouvrir en grand son bec affamé et de mastiquer bruyamment, bouche ouverte bien sûr. Ah on sait qu'il mange le cochon et il ne vous laisse guère de répit. Ou plutôt, vous croyez souvent qu'il en a enfin fini avec son goûter mais non. Il se ménage des pauses, il savoure, il salive en prenant son temps ; vous espérez dix fois que son repas est terminé, qu'il va s'assoupir et somnoler tranquillement et pan ! au moment où vous aviez acquis la certitude de sa sieste, enfin tranquille, il réitère, le salopard. Un récidiviste du pourléchage de babines... Et ça fouille, et ça fouine, et ça touille et scrooountch scrouuuuntchscrouuuuntch scrouuuuntch. Bien sûr, toute cette pitance finit par dessécher son palais et vous allez maintenant profiter amplement de l'aspiration du soda. La paille étant bien calée entre les trois cents glaçons (qui lui auront été vendus au prix fort), c'est le gargouillis maximum, jusqu'à dernière goutte, vous avez à vos côtés les Chutes du Niagara inversées ! Chanceux que vous êtes, pour le prix d'un ticket de cinéma, vous aurez en plus voyagé en de lointaines et sauvages contrées, celles de nos plus charmants concitoyens.

    Scène 11
    Le petit pépé qui se fait raconter le film par sa femme, parce qu’il n’entend plus très bien
    . C'est bien, très bien même, sur la fin de sa vie, de conserver suffisamment d'énergie pour s'extraire de son chez soi, et renoncer aux automatismes télévisuels pour décider d'aller voir un bon film. Seulement voilà... j'ai remarqué que mes voisins âgés ont une fâcheuse tendance à être un peu durs de la feuille. Le hic, c'est quand ils viennent en couple... "Qu'est-ce qu'il a dit ?" Et mamy, forcément, doit répéter la dernière phrase à son papy qui, parfois, a besoin qu'elle lui répète une fois encore. Remarquez, c'est bien pour moi hein ? Je suis toujours certain de ne rien perdre d'essentiel mais j'éprouve souvent une drôle de vertige avec cette double bande son. Heureusement, les exploitants des salles de cinéma ont bien compris l'enjeu et savent vous massacrer les oreilles en vous assénant, souvent, un niveau sonore à la limite du supportable. Un grand merci à eux.

    Scène 12
    La petite mémé qui reconnaît un acteur (ou une actrice) mais qui ne retrouve plus son nom
    . D'ailleurs, il est fort possible qu'elle soit la femme du petit pépé de la scène 11... Elle regarde beaucoup la télé, elle doit lire tous les grands magazines avec tous les programmes et les mots fléchés, il n'est même pas impossible qu'elle se cultive en apprenant par cœur quelques revues spécialisées dans la vie des pipeuls... Elle connaît tous les acteurs, toutes les actrices. Seulement, le gros hic, c'est que sa mémoire visuelle n'est pas toujours raccord avec sa mémoire des noms et quand un tel ou un tel apparaît à l'écran... Raah, zut de zut : "Mais qui c'est çui là ?" "Ah, je sais comment il s'appelle mais ça me revient pas". Vous, évidemment, vous le savez son nom, mais comme vous êtes bien élevé, vous ne vous immiscez pas dans les conversations des autres et vous la laissez chercher. Attention, ça va venir... ah ben non, elle trouve pas, voilà un quart d'heure qu'elle cherche et entretemps, elle a perdu le fil et demande à papy de lui résumer les dernières minutes. Pour vous, ce n'est guère plus facile car vous devez maintenir votre niveau de concentration intact sans pouvoir résister au plaisir de ce "Questions pour un champion" improvisé, vous vous imaginez soudain transformé en un Julien Lepers des salles obscures, brandissant vos petites fiches jaunes cartonnées et donnant la bonne réponse à votre voisine qui, bien sûr, vous certifierait qu'elle l'avait bien donnée. "Ah je le savais..."

    Bien sûr, cette rapide galerie est incomplète, je suis persuadé que, très vite, un nouveau personnage va venir l'enrichir. Il est vrai aussi que je ne passe pas tout mon temps à scruter les travers de mes contemporains et que je ne m'attache qu'à la seule description de mes voisins de fauteuil les plus proches. Mais avouez-le donc, vous en avez déjà croisé quelques uns qu'il vous sera possible de ranger dans l'une ou l'autre de ces douze petites boîtes.

    Bon, c'est pas le tout de raconter des bêtises... Mais on va voir quoi, ce soir ?

  • Des traces d'EPO en passant par la Lorraine

    EPO.jpgIl est bon, parfois, de passer par la Lorraine – vous savez, cette entité géographique et humaine désormais engloutie dans une région Grand Est bricolée à la va-vite – surtout lorsqu’elle s’ouvre vers le grand large. C’est ce qu’on a envie de dire d’emblée à l’écoute de Traces de vie / Traces of life, le disque enregistré par l’Eclectik Percussions Orchestra qu’on aura le droit d’appeler EPO, pour peu qu’on ne soit pas coureur cycliste professionnel. Un groupe dont le camp de base se situe du côté de Nancy et qui s’est fait un énorme plaisir en invitant le saxophoniste américain Oliver Lake, qu’on a coutume de classer dans les musiciens dits d’avant-garde.

    Oui, figurez-vous que je tiens entre les mains un disque absolument réjouissant. Très attaché à la forme, j’ai envie de souligner pour commencer la réalisation impeccable de l’objet avec le visuel signé Nicolas Hamm, d'une lumineuse noirceur et les magnifiques photos en noir et blanc d’Arnaud Martin. Plus que jamais, le soin apporté à la matérialisation du disque est essentiel, ce que je soulignais déjà dans ma précédente note consacrée à Pepita Greus de Stéphane Escoms. La main attirée touche, feuillette, les yeux observent et lisent. La musique peut attendre encore quelques secondes avant de résonner.

    Et c’est peu dire qu’elle sonne cette musique d’EPO, une formation dont la configuration très singulière se caractérise par l’union du souffle et des percussions. Ici, pas de guitare, pas plus de piano ni de claviers, pas de contrebasse non plus. Non, rien de tout cela mais une formule qui donne à entendre dans un grand élan : d’un côté, trombone, euphonium, clarinettes, saxophones alto et baryton, voix ; de l’autre, batteries, djembé, balafon, itotélé, quitiplas, cloches, congas, iya, culoepuya, marimbula de bocca, pandeiro, tamburella, tamaba, daf, shakers, métaux. Un instrumentarium de la jubilation ! Ou, pour parler musiciens : les expectorants Antoine Arlot, Maxime Tisserand, Youssef Essawabi, Oliver Lake (dont on ne doit pas oublier qu’il est aussi un poète, un déclameur de spoken words) ; les très percutants Alex Ambroziak, René Le Borgne, Bakari Doumbia, Gustavo Ovalles et Guy Constant. Auxquels on ne manquera pas d’ajouter Nicolas Arnoult et ses indispensables arrangements.

    Le disque – enregistré live à la BAM de Metz les 10 et 12 juin 2016 – est une fête en sept temps (parmi lesquelles viennent se glisser trois courtes improvisations en duo), qui célèbre dans un grand sourire tout autant l’Afrique qu’un jazz en liberté, donnant naissance à une musique gorgée de vie. Trônant au sommet, « Le vieux lion », concentré de toutes les forces unies pour cet album. Ces trois mots – vie, sourire et liberté – sont sans nul doute ceux qui résument le mieux l’esprit de Traces de vie / Traces of life. Le disque est à prendre comme une déclaration, un manifeste de l’énergie vitale, en une époque où l’humain semble petit à petit gommé sous les coups de boutoir conjugués de l’affairisme, des intégrismes et de la cupidité.

    Guy Constant, l’instigateur souriant et le directeur artistique de l’Eclectik Percussions Orchestra, m’a fait le grand honneur de me solliciter pour écrire les liner notes de Traces de vie / Traces of life. Un exercice toujours passionnant, un peu intimidant aussi, il faut bien l’avouer. Ah, cette peur de tomber à côté de la plaque, de trahir les intentions des musiciens, de ne pas trouver les mots qui donneront envie à leurs lecteurs de découvrir ce qui se joue, là, en musique. Je me suis efforcé d’écrire un texte qui soit à la fois le reflet de l’univers fusionnel et enthousiaste d’EPO, mais aussi l’expression de mon propre ressenti et, si j’ose dire, de mon émotion à l’écoute du disque dès le début du mois de septembre, celle-ci étant éclairée par le souvenir d’un récent concert, l’un des plus beaux du groupe. Chance dans la chance, la traduction mitonnée aux petits oignons de ma fille Émilie reflète fidèlement l’esprit de mon texte, permettant ainsi de transmettre parfaitement à Oliver Lake ce qu’il m’importait de dire. Il a aimé, si j’en crois ce qu’il a écrit en retour.

    Je reproduis donc au bas de cette note et dans son intégralité ma contribution à Traces de vie / Traces of life, non sans avoir ajouté une dernière précision. Les exégètes du saxophoniste comprendront que mon texte est aussi une manière de rendre hommage à John Coltrane, le premier mot de chacun des quatre paragraphes étant le titre de l’une de ses compositions. Cette idée m’est venue après un concert d’EPO au mois de juillet dernier, quand le groupe s’était produit dans le cadre majestueux de la chapelle du château de Lunéville. Avant de repartir, j’avais pris le temps de saluer Oliver Lake et de parler un peu avec lui, avant tout pour le féliciter et le remercier. Lors de cette conversation, j’avais tenu à lui dire que la musique jouée pouvait, à sa façon, évoquer celle que Coltrane imaginait pour plus tard – il mourra bien trop vite – quand il évoquait des instruments à vent, des percussions et une forme de foisonnement. Parce qu’à sa manière, EPO se place dans l’héritage coltranien, par sa quête d’une musique qui serait celle d’un cri universel, mais avec son esthétique propre, très marquée par l’Afrique. Avec Guy Constant et sa bande, ce cri est avant tout un cri de joie, la marque d’une jubilation profonde. Il faut vraiment découvrir ce très beau disque qui voit le jour chez Passin’ Thru, le label d’Oliver Lake. Rien que ça, on ne se refuse rien chez les Lorrains d’EPO !

    Pour finir, comme promis, mon texte pour le livret de Traces de vie / Traces of life...

    EPO invite Oliver Lake

    Ascension. Il suffit de capter la lumière irradiant les yeux des musiciens pour comprendre qu’une histoire de vie se joue là, entre eux et nous. Cette vie, dont les racines se perdent dans la nuit des temps, est illuminée par les sourires et révèle la force de son présent autant que sa part d’éternité. Union du règne végétal et du règne animal. Pulsation, respiration. Danse jusqu’à la transe. Musique du foisonnement. Matière organique sculptée au rythme du battement des cœurs et d’un profond désir de partage. Regards tournés vers le ciel et ses secrets.

    Expression. EPO pour Eclectik Percussions Orchestra. Un collectif qui se présente comme une invitation à trouver la vérité dans la liberté et l’amour de l’humain. Guy Constant, son initiateur, accomplit un vieux rêve, celui de fédérer dans la profusion percussions et instruments à vent et laisser ainsi éclore une formule vibratoire. Il célèbre le tambour en tant que « principe maternel de la musique » et le souffle comme vecteur de fraternité. Les polyrythmies sont au centre d’une musique sans frontières, universelle, associant l’héritage lyrique de la Great Black Music qu’on nomme jazz, l’énergie brute du rock et les quêtes débridées de l’improvisation.

    Manifestation. EPO est alchimie. Il fallait des amis pour chanter ainsi la vie. Ils sont là, solidaires, prêts à chevaucher leurs destriers. Les arrangements de Nicolas Arnoult pointent la direction de chemins où s’épanouit une imagination multicolore et forcément collective. EPO, comme une tribu enchantée. Saxophones, clarinettes, trombone, tuba, euphonium… Batterie, congas, cloches, maracas, balafon, gong, djembé... Cuivres et anches, fanfare flamboyante, flammèches cuivrées embrasant la forêt des percussions. Mains, baguettes, peaux, métaux, matériaux et hommes en fusion.

    Offrande. Pour que la célébration soit plus belle encore, pour que ce rêve devenu réalité dépasse l’utopie première, Oliver Lake est venu souffler ses notes et ses spoken words sur les braises du feu EPO. Ce musicien doublé d’un poète, ce compagnon de route de géants, est à lui-seul une histoire du jazz qu’on dit d’avant-garde. Il est ici le passeur entre les générations, l’inspirateur explorateur. Une transmission s’opère devant nous, pour nous, celle du Cri des origines.

    Denis Desassis – Septembre 2016

  • Pepita Greus

    Stéphane Escoms se produisait hier à la MJC Desforges de Nancy, un lieu qui vibre de la personnalité chaleureuse de Benoît Brunner, véritable amoureux de la musique, des musiciens et de l’accueil du public. Le pianiste venait présenter en trio son nouveau disque (le troisième), Pepita Greus. A ses côtés, le bassiste Rafael Paseiro et le batteur Alex Tran Van Huat. Un tiercé gagnant, dont l’équilibre naturel réside dans la place accordée à chacun des musiciens : liberté et imagination mélodique sont au pouvoir et magnifient des thèmes qu’on qualifiera de mémoriels en ce qu’ils trouvent leur source dans les souvenirs familiaux de Stéphane Escoms du côté de Valence et célèbrent « la fièvre des fallas et leurs festivités nourries de traditions populaires ». Un peu plus d’une heure pour passer en revue les sept compositions de l’album et jouer en rappel « Marrakech », issu du précédent disque, Meeting Point. Un moment où affleurent tendresse et nostalgie, « bercé par des rythmes cubains et des hymnes aux accents religieux, voire politiques ». C’est là une musique populaire au sens le plus noble du terme, dans laquelle le pianiste a glissé deux compositions originales, dont l’une dédiée à son grand-père.

    Je n’irai guère plus loin dans la présentation de cette belle musique, sachant que Stéphane m’a fait l’honneur de me confier l’écriture du texte qui figure sur le disque. Vous pouvez le lire à la fin de cette note. J’aimerais simplement ajouter que Pepita Greus est un bel objet, malicieux et singulier. En premier lieu parce que son format le rend incompatible avec la plupart des rayonnages de disques, ce qui vous obligera à le conserver en un lieu où il sera mis en évidence, un peu à l’écart de ses congénères. Surtout, vous apprécierez la manière dont il s’ouvre, comme un origami découvrant un journal et ses articles. C’est là une initiative qu’il faut saluer à tout prix : à une époque où l’achat de disques devient marginal, Stéphane Escoms et ses amis ont compris qu’il fallait susciter le désir. C’est le cas avec Pepita Greus, qu’on a envie de tenir dans ses mains avant de laisser sa musique chanter.

    Sachez enfin que ce répertoire connaîtra prochainement une version symphonique, enregistrée à Saint-Dié sous la direction de David Hurpeau. Un autre disque sera publié, avec un texte différent, variante du premier. Il est bon de savoir qu’en passant par la Lorraine, de telles initiatives voient le jour : encore bravo à Stéphane Escoms.

    Stéphane Escoms : « Pepita Greus »

    stephane escoms,pepita greus,mjc desfroges,nancy,jazzLa réminiscence comme source de création... Proust l’a sublimée, par l’évocation d’une madeleine ou de pavés disjoints. Il en va de même en musique comme dans toute forme d’art et c’est la sollicitation de la mémoire qui a provoqué chez Stéphane Escoms le besoin d’un retour aux sources. Ainsi a vu le jour Pepita Greus.

    Déjouant le piège de la nostalgie, le pianiste explore avec ce troisième album ses années d’enfance, celles des origines espagnoles par son père et des vacances d’été, dans le souvenir des pasodobles et des orchestres d’harmonie, tout près de Valence. Il y célèbre aussi la mémoire de son grand-père joueur de caisse claire, le seul musicien de sa famille, aïeul initiateur auquel il dédie l’une des deux compositions originales du disque.

    Un récent séjour dans le berceau familial favorisera l’éclosion d’un projet qu’il faut découvrir comme une déclaration d’amour. Pepita Greus, disque qu’on ose qualifier d’heureux, est bercé par des rythmes cubains et des hymnes aux accents religieux, voire politiques. Il transmet avec délicatesse la fièvre des fallas et leurs festivités nourries de traditions populaires. Stéphane Escoms, musicien multiple dont la créativité s’épanouit aussi en expressions musicales plus électriques, tourne avec tendresse les pages d’une histoire débordant d’humanité.

    Pour personnelle que soit la démarche d’un pianiste qui entrouvre les portes de son enfance, elle n’en est pas moins généreuse. Sa géométrie musicale est celle du triangle équilatéral, qui dessine un espace où chacun des musiciens se voit accorder la place nécessaire à l’éclosion de son langage mélodique. Point d’orgue de cet ensemble en équilibre, « El Fallero », l’hymne des fallas chanté en valencien par la Cubaine Niuver. Le temps s’arrête, le lyrisme est porté à son comble : hier, aujourd'hui et demain sont unis dans un même frémissement. Quelque part entre Espagne et Cuba, Pepita Greus est autant une invitation au voyage que le témoignage d’une vie sans cesse recommencée.

    Denis Desassis – 2 Novembre 2016

    Et pour finir, deux bonus Pepita Greus

    La semaine dernière, Stéphane Escoms était l’invité de Gérard Jacquemin et moi-même dans l’émission Jazz Time sur Radio Déclic. Vous pouvez l’écouter ici...
    podcast

    Un rapide teaser de l’enregistrement…

  • Art Sonic et vieilles mélodies

    Ensemble_Art_Sonic.jpgJe suis un peu ennuyé, pour ne rien vous cacher. J’avais prévu d’évoquer ce disque un peu plus tard, au moment de sa sortie. Soit le 3 mars prochain... J’ai longuement hésité, tiraillé entre l’intérêt d’une concomitance bienvenue et cette drôle de nécessité qui, parfois, me gagne et me pousse à balayer d’un revers de manche les arguments qu’on opposera à mon impatience. Tant pis, j’ai choisi de ne pas attendre, parce que c’est ici et maintenant. J’espère que les musiciens dont il est question dans ces quelques lignes ne m’en voudront pas, sachant qu’ils pourront compter sur mon obstination pour rappeler l’existence d’un très beau disque à votre bon souvenir le moment venu.

    L’Ensemble Art Sonic est décidément une association de bienfaiteurs comme on en trouve peu de nos jours. Comment qualifier ces cinq musiciens (augmentés pour l’occasion d’un sixième) qui semblent avoir la capacité d’échafauder de toutes pièces un monde singulier, un univers engendré dans le sourire de ceux qui savent qu’ils jouent juste et peuvent parler en droite ligne au cœur du plus grand nombre ? Des architectes ? Des magiciens ? Oui, sans nul doute. Peut-être vous rappelez-vous les beautés de Cinque Terre, disque qui avait vu le jour à l’automne 2013 et dont je considérais à l’époque qu’il était la marque des grands. J’écrivais à son sujet : « Cette présence intriquée du souffle, des sonorités organiques et des rythmes fascine sans jamais faiblir. Tout autant musicale que picturale, l'expression artistique de l'Ensemble Art Sonic est de celles qu'on aime par dessous tout parce qu'elle libère notre imagination tout en nous conviant à un voyage dont chaque étape est la source de nouvelles découvertes ». Il faut dire qu’on trouvait à la manœuvre ces deux complices que sont Sylvain Rifflet (clarinette) et Joce Mienniel (flûte) dont on connaît, entre autres réussites éclatantes, le quartet Alphabet du premier. Souvenons-nous de ses deux réalisations : un premier disque en 2012, puis un successeur en 2015 au titre évocateur de sa construction savante, Mechanics. Entre les deux avait vu le jour Perpetual Motion, en hommage au Clochard Céleste Moondog et en collaboration avec le saxophoniste américain Jon Irabagon.

    Toutes les formations où s’illustrent Rifflet et Mienniel ont quelque chose d’un peu futuriste, au sens où l’écoute de leur musique distille un parfum d’inouï. Oui, ces musiciens-là inventent, tracent de nouveaux chemins qu’on suit non sans un vrai émerveillement. Leur parcours a des airs de sans-faute…

    C’est dire que la parution chez Drugstore Malone d’une nouvelle histoire intitulée Le bal perdu peut surprendre, pour ne pas dire qu’elle nous prend presque à contre-pied. Imaginez donc que l’Ensemble Art Sonic – dont les autres valeureux membres sont Cédric Chatelain (hautbois et cor anglais), Baptiste Germser (cor) et Sophie Bernado (basson) – ont cette fois choisi de regarder dans le rétroviseur pour célébrer la musique dite de « bal populaire ». Aussitôt, on croit entendre un accordéon et une valse musette, on devine des couples enlacés et souriants parmi une foule joyeuse, fêtant la promesse d’un avenir plus radieux. Il règne une ambiance d’après-guerre,  un peu nostalgique mais pas trop,  à la simple évocation de Jo Privat et de son Balajo, Gus Viseur, Louis Ferrari ou Emile Carrara. C’est bien simple : pour ce qui me concerne, je ne sais pas si en l’absence d’un tel hommage, j’aurais eu la tentation de me replonger dans ce répertoire un peu suranné poussé par une poignée d’accordéonistes d’une autre époque : « Allez, glissez / Allez ! Roulez », « Avalanche », « Flambée montalbanaise », « Reines de musette », « Valsajo », « Volubilis »… Vous avez tous en mémoire au moins l’une de ces mélodies.

    La force de l’Ensemble Art Sonic est là, qui redonne leurs lettres de noblesse à des chansons qu’on avait parfois tendance à considérer avec une pointe de condescendance. Souvent, c’est vrai, le mot « populaire » est mal considéré. Mais ce club des cinq pas comme les autres, qui joue entre deux fous-rires, devenu clan des six avec l'adjonction du Basque Didier Ithursarry à l’accordéon, passe en revue avec un grand bonheur et beaucoup de respect pour leurs matrices des thèmes qu’on croyait perdus (comme le bal ?), aux côtés desquels ils ont convié quelques chansons de Boris Vian (« Java des bombes atomiques »), Marc Perrone (« De dame et d’homme »), Serge Gainsbourg ( « Papillons noirs » et une saisissante version de « La javanaise »), Django Reinhardt (« Montagne Sainte-Geneviève ») et Aldo Romano (fin mélodiste s’il en est, comme le prouve la reprise très juste de son « Il camino).  Sans oublier cette chanson dont la musique est signée Gaby Verlor, à l’origine composée pour Bourvil mais d’abord interprétée par Juliette Gréco en 1961 avant que l’acteur ne la reprenne à son compte : « C’était bien… au petit bal perdu » et qui aura inspiré le titre du disque. Et puisqu’il est question de Bourvil, comment résister à l’émotion de cette « Ballade irlandaise » dont le thème est interprété au cor pendant que l’accordéon semble s’être confondu avec les autres instruments à vent. Une valse, une de plus sur ce disque qui en déborde, enchanteresse et servie comme chacun des titres par une interprétation pétrie d’une grande tendresse et surtout, d’une incomparable délicatesse. Le souffle des musiciens est bien un souffle amoureux, une déclaration faite à des mélodies qui, sous leurs arrangements soyeux, accèdent dans une élégance discrète à une sorte d’éternité. L’accordéon de Didier Ithursarry vole quant à lui au-dessus des cinq musiciens de l’Ensemble Art Sonic, il danse, virevolte, se fait parfois plus confident, parle au creux de l’oreille. Il est chez lui…

    L’Ensemble Art Sonic a réussi ce petit prodige de tendre un fil d’une infinie douceur mais d’une solidité éprouvée entre des époques qu’on pensait irréconciliables. Ce temps d’avant, perçu souvent à tort comme meilleur, et un aujourd’hui porteur d’inquiétude face aux défis d’un monde en mutation. Joce Mienniel, Sylvain Rifflet, Cédric Chatelain, Baptiste Germser, Sophie Bernado et Didier Ithursarry nous invitent – à travers mélodies et valses tournoyantes, mais jamais insouciantes – à ne pas oublier d’où nous venons pour mieux nous convier à une nécessaire réconciliation avant de regarder devant nous. Tel est peut-être le sens à donner à ce Bal perdu dont le charme ne manquera pas de vous séduire.

    Allez, glissez ! Allez, roulez !

    PS : en 2015, mon cher Citizen Jazz a publié le photoreportage d’un concert donné par cette formation à l’Atelier du Plateau. C’est ICI.