L’éthique de l’orchestique
C’était il y a un peu moins de trois ans. Le trompettiste Rémi Gaudillat – pensionnaire régulier des Musiques Buissonnières, en raison notamment de sa collaboration fructueuse avec Bruno Tocanne, un autre habitué de ma petite auberge scripturale – publiait sur le label Instant Musics Records un disque en quartet intitulé Le chant des possibles. Il emmenait avec lui une formation atypique puisque composée exclusivement d’instruments à vent, dont les officiants ressemblaient à s’y méprendre à une bande d’amis (ce qu’ils sont, à n’en pas douter) : Fred Roudet (trompette, bugle), autre fidèle de la maison Tocanne, récemment au générique de l’enthousiasmant (et unanimement salué) Over The Hills ; Loïc Bachevillier (trombone) lui qui, non content d’être de l’aventure de The Amazing Keystone Big Band depuis plus de cinq ans, est aussi le complice de Gaudillat dans une célébration de Lester Bowie judicieusement nommée Docteur Lester ; Laurent Vichard (clarinettes), enfin, musicien aguerri formé à l’école classique mais adepte du jazz et des musiques improvisées et par ailleurs l’un des compagnons du théâtre Turak (qui présente depuis quelque temps une Carmen en Turakie d’après l’œuvre de Georges Bizet).
Le chant des possibles, un titre qui à lui-seul était une promesse dont j’avais souligné les accents poétiques à l’occasion d’une chronique pour Citizen Jazz. « Entre ombre et lumière, dans la suggestion tout autant que dans l’affirmation, Rémi Gaudillat et ses camarades sont à considérer comme des conteurs à l’inspiration fébrile mais jamais tapageuse. Ils chantent, cherchent, se trouvent et inventent des possibles. Une histoire en maints chapitres dont la fin est loin d’être révélée ». Je laissais ainsi entrevoir une suite qui vient de voir le jour…
2016. Voici donc le retour du quatuor – j’emploie à dessein ce mot pour laisser ouverte la porte de ses horizons musicaux, qui empruntent les chemins du jazz, de la musique classique et de bien des danses populaires d’hier et d’aujourd’hui – devenu Possible(s) Quartet. Gaudillat, Roudet, Bachevillier et Vichard reviennent en brandissant leur Orchestique et sa petite musique de chambre cuivrée, dans le sillage de laquelle on perçoit de subtiles fragrances, celles d’une bulle poétique portée par un vent hors du temps. Il suffit de fermer les yeux et de se laisser bercer pour qu’aussitôt commence un voyage dans l’histoire et dans l’espace. Les curieux seront peut-être heureux d’apprendre, s’ils l’ignoraient, que l’orchestique désignait dans la Grèce Antique l’art de la danse, dans sa relation avec le théâtre, la poésie et la musique. Ils sauront, dans tous les cas, qu’elle sied parfaitement au travail entrepris par les musiciens. Orchestique, non content d’être aussi séduisant que son prédécesseur, est habité d’un pouvoir de suggestion qui fait de lui un objet musical chaleureux et, définition oblige, animé d’un mouvement qui serait celui de la vie.
Surtout, on a envie de souligner qu’outre sa pochette au graphisme presque naïf – de drôles de cuves qui pourraient symboliser la fusion des styles vers un même et ultime nectar – le premier plaisir d’Orchestique passe par la lecture des titres de ses compositions (toutes originales) : leurs évocations sont parfois teintées d’une dose d’humour au charme pince-sans-rire, où peut pointer un avertissement lancé à la myopie comptable ambiante (« Chassez le culturel, il revient en tango ! »). Et dès que la musique paraît, des images surgissent, au gré de l’imagination variable de chacun d’entre nous. Rêvons un peu et laissons cette musique infuser… Le Possible(s) Quartet peut se révéler tour à tour historien, on entrevoit même un défilé fugace (« Les poilus ») ; il est un observateur minutieux de la nature, pour ne pas dire un entomologiste amoureux des petites bêtes (« La tendresse de la sauterelle ») ; on ressent son appétit pour des personnages qui gardent une part de mystère (« Le miroir d’Igor »), ou pour les bienfaits de l’air iodé d’une Bretagne aux traditions ancestrales (« Huelgoat »). Il n’oublie pas non plus ce qu’il est par essence : une fanfare, fût-elle un peu chancelante par instants (« Fanfare for a Wedding »). Pour un peu, on imaginerait volontiers que le quatuor frappe à notre porte. Ses musiciens – tels des cousins de retour d’un long voyage venus conter leurs pérégrinations – sont là, sur le seuil, prêts à s’installer tranquillement près du feu avant d’entamer leurs récits en musique. Orchestique, c’est le partage de contes sans âge aux accents volontiers nostalgiques, des histoires de danses en apparence désuètes et éphémères – ici une valse, là un tango, là encore une sorte de bourrée – mais entraînées par un mouvement nourri d’une bonne dose d’empathie. Les pages tournées laissent s’échapper des mélodies enchantées (pour l’essentiel composées par Rémi Gaudillat et Laurent Vichard), qu’on imagine surgies de la mémoire des anciens et qui font tant de bien en notre époque cynique où ceux qui parlent le plus fort ne sont pas ceux qui ont le plus à dire. Ici, c’est une parole essentielle qui se fait entendre. Parfois, on pense à d’autres danses, comme celles de Louis Sclavis, nées d’un même besoin d’évocation et de mémoire (Danses et autres scènes). La ronde des instruments, qui eux aussi veulent danser, met en évidence la jubilation des musiciens : les trompettes (ou les bugles) sont volubiles et virevoltantes ; le trombone et les clarinettes sont la chair et le muscle, pourvoyeurs du rythme. Ou bien c’est l’inverse, c’est juste une question de partage des rôles, dans un seul souci, celui de l’équité. Chants et contrechants forment un ballet tendre et joyeux. Chut ! Ne rouvrons pas les yeux trop vite, il sera bien temps de revenir à la grisaille du quotidien.
L’’évasion est une bonne médecine de nos jours fatigués : on ne peut que souligner les bienfaits de cette Orchestique exhalée par le Possible(s) Quartet. Elle unit aujourd’hui et demain, mêle images en couleurs et saynètes en noir et blanc, dans un même élan de liberté poétique et de fraternité. Oui, le souffle de la liberté : c’est peut-être le mot qui résume le mieux cet appel d’airs qui, vite, trottent dans nos têtes. Et pour un bon petit bout de temps…