MédoO’s brew
Ne me demandez pas pourquoi je n’ai pas consacré la moindre ligne à Médéric Collignon au cours des années passées. Je serais bien incapable de fourbir une explication raisonnée. Je n’en sais fichtre rien. Pourtant, y a de la matière à phrase avec ce lascar, on pourrait laisser filer le stylo ou le clavier pendant des heures pour tenter de cerner un musicien décidément pas comme les autres. Une sorte de planète à lui tout seul... Surtout que cet adepte, que dis-je, ce prosélyte du cornet n’a jamais eu besoin du moindre piston pour se hisser au sommet du jazz funk électronique survolté et atypique qui est sa marque de fabrique. Un silence que je vous autorise à qualifier d’injustice. Il faut dire que le personnage est – comment dire ? – du genre pas facile à ranger dans une case, qu’il appartient à la catégorie des grandes gueules qui n’hésitent pas à la ramener quand bon leur semble. Au risque, parfois, de se fabriquer subséquemment des inimitiés tenaces dont il se bat probablement l’œil avec une queue de sardine, comme aurait dit autrefois un de mes inutiles enseignants universitaires en marketing. Je soupçonne même certains écriveurs jazzifiants d’avoir dans la tête une petite réserve de chroniques acerbes visant à exécuter par avance des disques dont l’idée n’a même pas encore germé dans la tête de celui qu’on surnomme Médo. Médéric Collignon, un type pas comme les autres, un agité du cornet, un tricoteur de cordes vocales, un trafiquant de bidouilleries sonores et autres beatboxes dont il a le secret et qu'il aime par dessus tout, car tel est son bon plaisir, inoculer à ses créations ou celles des musiciens qu’il a côtoyés sans jamais engendrer autre chose qu’une électrisation instantanée de leurs univers musicaux. Il est entier, ne cherchez pas à en faire le tour, vous n’y parviendrez pas. Vous l’aurez à peine approché qu’il vous aura déjà filé entre les oreilles, à la vitesse du Road Runner de Tex Avery.
De toutes façons, si Médéric Collignon était un « monsieur tout le monde », pensez-vous vraiment que ce musicien de formation classique, passé par le CMCN de Nancy (cette ville qu'à ce titre, nous avons en commun, donc, même si le loustic est natif des Ardennes), aurait pu pimenter de sa verve native l’ONJ de Paolo Damiani et de Claude Barthélémy ? Aurait-il été appelé à ferrailler dans la bande à Louis Sclavis, le temps de décorer les murs de Naples (je fais ici référence à l’album Napoli’s Walls consacré au peintre Ernest Pignon Ernest) en compagnie d’un autre flibustier nommé Hasse Poulsen ? Aurait-il pu être l’un des huit octets d’Andy Emler pendant cinq ans ? Fred Pallem l’aurait-il appelé pour consacrer son Tympan ? Lui-même aurait-il été traversé par l’idée saugrenue de constituer un groupe énervé dont le nom à lui seul, Jus de Bocse, en dit long sur l’énergie qu’il a à revendre ? Josselin Carré aurait-il perdu son temps à lui consacrer récemment un film intitulé médo(S) ? Vous êtes bien d’accord avec moi : la réponse à toutes ces questions est non !
Voilà, nous y sommes : le Jus de Bocse se présente pour la quatrième fois (du point de vue discographique) après avoir célébré Miles Davis à deux reprises (Porgy and Bess en 2006 et Shangri-Tunkashi-La en 2010) puis – voici que nos routes personnelles se croisent à nouveau puisqu’il s’agit là d’un territoire ayant hanté mon adolescence – la musique de King Crimson et son leader Robert Fripp (À la recherche du Roi Frippé en 2012). Ah le vilain, qui ose abâtardir le jazz en fouinant dans les bas-fonds du rock progressif (je classe ici un peu hâtivement le groupe qui, à bien y regarder, est inclassable, mais c’est juste pour situer le problème si vous n’êtes pas familier de ces histoires musicales), mais quelle horreur ! Et y rajouter des cordes, en plus...
Cette fois, Médéric Collignon choisit d’ouvrir en grand le rideau qui va dévoiler, comme dirait l’autre, l’écran noir de ses nuits blanches. Il vient causer cinéma, ce septième art qui l’avait déjà laissé Septik il y a quelques années, quand il avait osé déjouer et sacrifier sur l’autel de ses incartades la musique du grand Ennio Morricone en association avec une poignée de camarades tout aussi hauts en couleurs que lui...
Cinéma, donc. Et pas n’importe lequel : de l’américain, du testostéroné, du vrai de vrai, avec des héros bien mâles, armés et moustachus quand il le faut*. Histoire de mieux dénoncer le machisme et la misogynie, plus que jamais vivaces, et de prendre à revers des personnages dont le profil psychologique a souvent l'épaisseur d’un film alimentaire (je parle ici de celui qui sert à cuisiner ou emballer les restes d’un repas, pas d’un nanard façon série Z)... Mais surtout l’occasion de s’emparer d’un répertoire surgi de l'imagination de compositeurs tels que Lalo Schifrin, David Shire ou Quincy Jones. Du lourd... Il y a de la transpiration dans l’air.
Le Jus de Bocse est en forme, je vais d’ailleurs m’autoriser à en rappeler les ingrédients impossibles à réduire, tant ils semblent aptes à résister aux hautes températures sans jamais s’épaissir. Philippe Gleizes d’abord, monsieur Caillou, batteur dont la polyphonie démesurée a même séduit un beau jour Christian Vander qui a fait appel à ses services au sein d’Offering. Et croyez-moi, pour attirer l’attention de Papa Zeuhl, il faut en avoir sous le capot et être habité par sa musique et rien d’autre. Emmanuel Harang, qui trompe bien son monde : croisez-le dans la rue (ça m’arrive de temps à autre car même si nous ne sommes pas voisins, nos habitations ne sont guère éloignées l’une de l’autre) et je vous fiche mon billet que vous n’imaginerez pas un seul instant que ce type à l’allure débonnaire, parfois sanglé dans un manteau de lainage, abrite un musicien capable de pousser avec sa basse la machinerie collignonnesque dans ses ultimes retranchements. Et je vous laisse deviner la petite folie rythmique de son association avec le batteur dont les yeux sont parfois aussi exorbités que ceux de son mentor kobaïen. Yvan Robilliard enfin, pianiste dont la biographie révèle une impressionnante série de collaborations traduisant une soif de musique peu commune et protéiforme, qu’il assouvit aussi bien aux sources du jazz que de la musique classique. Et dont la collaboration avec Médéric Collignon passe aussi en ce moment par un duo baptisé MicrOrchestra. A titre personnel, je me permets de vous suggérer de prêter une oreille à une autre paire, celle qu’il a formée avec le trompettiste Nicolas Genest, dont le récent In A Long Lone Way est un petit enchantement.
Cinéma. En Anglais, movies... Chez Médéric Collignon, ça donne MoOvies, avec un double O parce que quand on aime, on ne compte pas. Une abondance annonciatrice de la luxuriance d’un disque plein de musique jusqu’à la gueule : à une époque où la durée d’un CD se doit d’être compatible avec celle du revenant vinyle, le Jus de Bocse assène tranquillement les 70 minutes de son cinéma grand format. Inutile de hausser les épaules et de laisser entendre que votre temps est précieux, ce serait idiot de passer à côté de ce feu d’artifice qui passe à la vitesse de l’éclair. Vous trouvez qu’ils s’économisent, eux ? Alors, pas de minauderies, lâchez votre télécommande et laissez-vous happer par cette musique tourbillonnante jouée en 35 millimètres, une masse sonore sur écran géant aux paysages panoramiques se dévoilant dans une urgence cuivrée, dont le scintillement est renforcé par le coup de main de l’ensemble de trompettes de Paris Eutépé. Le Miles Davis électrique guette tout ce petit monde du coin de l’embouchure (« Snow Creatures » n’est pas sans évoquer « Bitches Brew ») et le quartet tourne très vite à plein régime (« Scorpio’s Theme » a des allures de tuerie, si vous voulez mon avis). MoOvies est un disque façon course folle, une débauche d’énergie soufflée au service de laquelle le cornettiste se double, comme toujours, d’un vocaliste farfadet dont la voix est ex-philtrée (j’assume ce néologisme) par l’électronique. Cerise sur le gâteau, on surprend des extraits de films en ouverture de certaines compositions, un millier de petites choses se donnent à entendre ici et là, dans le grand labyrinthe imaginé par un chef d’orchestre qui semble ne pas devoir connaître le repos. Ça grouille, ça bouillonne, ça mijote... Ce Jus de Bocse-là est relevé comme il le faut, long en bouche et nourricier, il délivre un funk de feu à la cuisson duquel ses cuisiniers sont comme au four et au moulin, quitte parfois à s’échanger leurs ustensiles. Pour bien faire, il faut l’écouter au casque, assez fort, parce que l’immersion reste la meilleure façon d’être en prise directe avec le combat que mènent ces quatre bocseurs sur le ring de leurs MoOvies qui est, peut-être, ce qu’ils ont produit de plus puissant. Avant le prochain disque, c’est évident.
* Dollars (Richard Brooks, 1971), L'inspecteur Harry (Don Siegel, 1971), Scorpio (Michael Winner, 1973), Brubaker (Stuart Rosenberg, 1980), Les pirates du métro (Joseph Sargent, 1974), Bullitt (Peter Yates, 1968), Le retour de l'inspecteur Harry (Clint Eastwood, 1983), The Lost Man (Robert Alan Aurthur, 1969).