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Emotion Pictures

bigpicture_krakauer.jpgEt soudain un disque opéra une spectaculaire remontée, puis parvint au sommet d’une pile suffisamment haute pour que la question de son équilibre fût posée depuis quelque temps déjà. Il somnolait là, attendant des jours meilleurs. En réalité, c’est le pire qui est advenu, baignant Paris dans le sang, suscitant effroi et sidération et nous plongeant dans un état d’hébétude dont le seul compagnon possible fut pour un temps le silence, en mémoire de ceux qui venaient de nous quitter, fauchés par la barbarie explosant à nos portes. Nous, Français et Européens, prenions en pleine figure cette violence inouïe qui ensanglante le monde depuis des décennies et dont nous aimions à imaginer, par insouciance ou ignorance, qu’elle ne viendrait jamais se répandre sur nous. Silence d’abord, mais très vite, le besoin de reprendre le cours des choses de la vie. Revenir dans le monde réel, s’immerger dans la foule, parler, partager, et si possible un peu mieux qu’avant. C’est en ces instants de redressement, ceux où il faut bien relever la tête et faire face, que s’est imposée comme une évidence la belle musique de David Krakauer et son nouvel album, The Big Picture. Le bon disque, au bon moment. Comme un précieux antidote.

Je n’abuserai pas ici des rappels biographiques : Krakauer est un clarinettiste de formation classique qui s’est tourné vers la musique klezmer après avoir expérimenté le jazz, dont il se détournera, peut-être par peur de ne pas être capable de trouver son propre son, par comparaison avec quelques-uns de ses maîtres à jouer, comme Sidney Bechet. Le mot klezmer signifie « instrument de musique » en hébreu et correspond à une tradition musicale des Juifs ashkénazes (d’Europe centrale et de l’Est). Klezmatics, Klezmorim, Klezmer Madness, sont les noms d’autant de formations dans lesquelles David Krakauer s’est impliqué et dont l’identité affirmée expose son engagement sans faille. Le parcours du clarinettiste est par ailleurs émaillé de collaborations précieuses (avec le Kronos Quartet par exemple).

The Big Picture est un projet ambitieux : c’est à la fois un disque (qui paraît chez Label Bleu, une enseigne de la Maison de la Culture d’Amiens avec laquelle Krakauer collabore depuis une quinzaine d’années) et un spectacle pour lequel des films originaux ont été créés. Ainsi, pendant les concerts, la musique est illustrée, pour ne pas dire sublimée, par des graphismes qui sont projetés à l’arrière de la scène. Mais The Big Picture est d’abord une démarche originale, celle d’un homme qui veut, plus que jamais, explorer son identité et choisit cette fois de passer en revue les grandes mélodies d’un cinéma (ou les mélodies du grand cinéma, c’est comme vous voulez) dont le contenu est lui-même en relation avec le judaïsme. « C’est un voyage à travers l’histoire juive, et une exploration sur la façon dont les films nous montrent l’universalité de nos quêtes individuelles. Je veux que cette expérience soit une opportunité accessible à tous. J’ai le privilège d’être le guide de ce voyage incroyable ».

Cabaret, Lenny (Bob Fosse), La vie est belle (Roberto Benigni), Midnight in Paris, Radio Days, Guerre et amour (Woody Allen), Le pianiste (Roman Polanski), Avalon (Barry Levinson), Le choix de Sophie (Alan Pakula), Les producteurs (Mel Brooks), Funny Girl (William Wyler), Le violon sur le toit (Norman Jewison)... quel voyage en effet ! Conté avec ce qu’il faut bien appeler une gravité heureuse par un groupe en équilibre, dont le son est tout simplement magnifique, il est important de le préciser. Le travail assuré par Jenny Scheinman au violon, Adam Rogers à la guitare, Rob Burger aux claviers et Jim Black à la batterie est l’alliance harmonieuse d’une fougue très funky et d’un impressionnisme brumeux. Les musiciens réussissent à tout moment à communiquer des émotions en apparence contraires, mais dont on ressent instantanément le caractère universel, parce que celles-ci fondent l’âme humaine : joie ou tristesse ; nostalgie d’une ballade crépusculaire ou frénésie d’une marche ; flânerie matinale dans une ville encore déserte ou trépidations de la vie urbaine ; douleur et plaisir ; colère et bonheur. C’est bien une quête de la vie dont il s’agit, parfois sous ses aspects les plus intimes, qui parle à chaque être humain, juif ou pas. Qui nous parle. La clarinette de David Krakauer, habitée de sa vibration caractéristique, jamais mélodramatique, est le conteur volubile (klezmer oblige, tout de même !) d’une histoire qui sait arracher des larmes autant qu’elle fait naître un grand sourire. C’est la vie qui se joue.

David Krakauer habite New-York, mais passe beaucoup de temps à Paris, une ville qu’il aime par dessus tout et à laquelle sa propre histoire familiale est liée (il a par ailleurs étudié pendant un an, durant la seconde moitié des années 70, au Conservatoire de Paris). Il parle un Français impeccable et ne manque jamais l’occasion de célébrer une ville qui, à l’instar d’un Hemingway, est pour lui une fête. On imagine aisément ce qu’il a pu ressentir après les récents attentats et on a, avant toute chose, envie de lui dire combien son exploration de l’identité juive à travers le cinéma est émouvante, combien la chaleur qui émane de ce parcours est bienfaisante, combien elle est universelle, combien elle nous est nécessaire. Et combien cette musique est tragiquement belle !

Voilà, c'est dit ! Et c'est peut-être là un des enseignements majeurs des attentats du 13 novembre : nous faire comprendre que la vie est un bien précieux et qu'il faut réapprendre à s'aimer. Mais ça, David Krakauer l'avait certainement compris depuis longtemps...


The Big Picture featuring Krakauer
David Krakauer (clarinette et clarinette basse), Jenny Scheinman (violon), Adam Rogers (guitares), Rob Burger (piano, claviers, accordéon, vibraphone), Greg Cohen (contrebasse), Jim Black (batterie et percussions).
Label Bleu


Le teaser de The Big Picture


David Krakauer et son groupe dans un « message d’amour pour Paris »
« Si tu vois ma mère » (Sidney Bechet)
Live de la Matinale Culturelle de France Musique du 19 novembre 2015

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