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L’éclipse

Ce texte fera peut-être partie de ceux qui je rassemblerai – un jour, sans nul doute – dans un livre à venir dont le nom de code est Ligne 2 (Chronique ton bus), constitué des chroniques douces amères de mes nombreux trajets dans le bus qui, chaque jour ou presque, me conduit au travail, dans un aller-retour propice à l’observation de mes congénères.

Il est le résultat (pas abouti complètement) d’un exercice réalisé dans le cadre d’un atelier d’écriture, sous l’égide de Frédéric Vossier. Le point de départ était une pièce courte de Daniel Keene intitulée Le violon. Frédéric nous a demandés d’en respecter certaines caractéristiques : le nombre de personnages, l’utilisation de sept monologues selon un rythme 1-2-3-1-2-3-1, l’évocation d’une même action décrite par chacun d’entre eux selon une temporalité passé / présent, l’utilisation de motifs récurrents.

Je ne sais pas si j’ai réussi à atteindre ces objectifs, mais après tout... Quelle importance ?
Ce sera mon petit cadeau de printemps pour vous.

L’ÉCLIPSE (PIÈCE COURTE)

PERSONNAGES

Un homme (jeune)
Une femme
Un homme 

Le jeune homme

Rien. Je ne sais rien. Je n’entends rien non plus. Tout est bien.
Silence.
La vie d’un homme n’est que bruits et odeurs. Des mouvements de foule, des humains masqués qui courent, parlent, vont partout et nulle part.
Alors c’est bien, maintenant, de ne plus rien voir.
Je marche dans la rue. Laquelle, je ne sais pas, toutes les rues sont les mêmes. Mais je sais que je marche, j’écoute la musique. Je crois que je pourrais plus facilement me passer de manger que d’écouter de la musique. Puis la musique s’arrête, c’est un ami qui m’appelle. Il me souhaite un bon anniversaire. 25 ans.
Plus rien. Je marche. Il y a tout ce monde dans la rue. Toujours les mêmes ombres sur le pont, dans la même direction, au même emplacement, comme si un metteur en scène invisible dictait leurs mouvements.
Quotidien minuté. Répétition des jours gris.
Je ferme les yeux, ou peut-être sont-ils déjà fermés. Tous ces mouvements sont immobiles. Tout est blanc. Mes pensées sont prises dans la tenaille d’une nuit blanche.
Silence.
Des cris, des silhouettes, une lueur bleue.
Je me sens bien.
Libre, je suis jeune et libre.

La femme

C’est toujours pareil... Tu montes tranquillement, en essayant d’arborer une mine pas trop revêche et ils te regardent avec un air sombre, presque de défiance, parce que tu aimerais t’asseoir à côté d’eux, plus précisément sur le siège où ils ont posé leur sac. Oui, ça les dérange, ils sont là, effondrés et mutiques. Ils pianotent, ils pianotent. Parfois, ils se collent le visage contre la vitre embuée et l’essuient négligemment en dessinant des motifs qu’eux-seuls doivent comprendre. Même le chauffeur a des écouteurs vissés aux oreilles. Je ne comprends pas ce monde.
Ca sent mauvais là-dedans, des odeurs de pisse et de transpiration. Il est à peine plus de 8 heures. Bordel, qu’est-ce que ça pue, tout de même.
Il commence à me faire peur avec ses écouteurs. Il parle, il parle, il parle... J’aimerais être certaine qu’il regarde devant lui. Je ne comprends pas qu’on le laisse faire. Personne ne dit rien. L’autre jour, il y en avait même un qui jouait avec son téléphone, il s’amusait à faire dégringoler des petits bonbons de toutes les couleurs.
Personne ne dit jamais rien. Chacun dans son monde.
Tout est fermé dans ce monde, nous sommes enfermés dans ce bus mais nos vies, elles aussi, sont des prisons.
Volontaires, nous sommes des prisonniers volontaires.

L’homme

Je suis en train de virer vieux con... Ils m’énervent. Tous les jours. C’est la même chose tous les jours. Ces débiles n’ont pas encore compris qu’ils ne sont pas obligés de monter par la porte avant. Ils peuvent emprunter aussi celle du milieu et celle du fond. Mais non, ils continuent à monter à l’avant en faisant la gueule. Et moi je dois attendre qu’ils aient fini de défiler, ensuite ils fouillent dans leur sac pour attraper leur ticket ou leur carte. Et ça bouchonne...
Bonjour ! Bonjour, c’est quand j’ai de la chance, quand ils se sont aperçus de ma présence. Allez mon vieux, secoue-toi un peu...
Moralité, je suis en retard. Et pour corser l’affaire, ils restent scotchés sur la bande jaune et la porte ne se ferme pas. Forcément...
De toutes façons, ils n’entendent rien, ils sont perdus dans leur téléphone, à raconter je ne sais quoi avec plein de fautes d’orthographe. Et moi qui suis obligé d’avoir ce machin collé dans les oreilles, ça me gonfle... Pisté comme un gibier, à rendre des comptes. Le boulot c’est plus ce que c’était : d’un côté, les mines sombres, de l’autre les ordres de marche. C’est comme une prison.
Eux, vraiment, je ne comprends pas, ils ne sont pas obligés tout de même. Ils feraient mieux de prendre un bouquin et de respirer un peu. Le monde est tellement plus beau dans les livres. Un livre, c’est une porte qui s’ouvre, c’est la liberté... 

Le jeune homme

Il y a du monde autour de moi. C’est moche. Il a un gros nez et des points noirs. Tiens, si je pouvais, je les ferais bien sortir un par un. Pfuit, pfuit, pfuit ! Ah, c’est dégueulasse. Comme de petites limaces noires, cachées sous la peau. Ma mère appelle ça les « vers du nez ». Quand j’étais adolescent et que je commençais à devenir moche avec des boutons, elle voulait toujours les enlever, me « tirer les vers du nez », comme elle disait.
Elle sent toujours bon ma mère.
Je n’entends pas ce qu’il me dit. Je vois ses lèvres bouger, tout près de moi. Je crois bien qu’il me parle. Je ne sais pas. C’est bizarre : je ne l’entends pas mais je le sens. Son haleine. Café, clope, et autre chose... Je ne peux pas tourner la tête. Mais je voudrais bien, parce qu’il pue le type... Il a les dents toutes jaunes et la langue blanche. C’est pas beau un humain vu de si près. Il est mal rasé dans le cou, il lui reste des poils, là.
Je suis sûr qu’il est plus vieux que mes parents.
Je me souviens de la musique. Elle est belle, libre, on ne peut pas la deviner, impossible de savoir où les musiciens veulent nous emporter. Elle n’est pas de ce monde. Les musiciens sont des évadés du monde.

La femme

Ah, bordel, je saigne... Un grand coup de tête dans le montant métallique du siège, juste devant moi. Tout le monde est descendu. Pas trop de dégâts, on dirait. Juste un grand coup de frein. Je n’ai rien vu venir, j’étais en train d’écouter la femme au foulard qui parlait fort à côté de moi. Je ne comprenais pas un seul mot de ce qu’elle disait. Si, juste un mot en français de temps en temps, au milieu des autres, un peu égaré dans un autre monde.
On a tous été bien secoués, chacun cherchait à se retenir comme il pouvait : au voisin, à la barre, au siège d’à-côté, à la poussette de la grosse dame avec un casque rose fluo dont le gamin hurlait comme un crucifié.
Y a pas mal de téléphones qui ont fait le grand saut pendant cette courte bataille.
Je suis quand même un peu sonnée. C’est marrant, je parle de téléphone et je dis « sonnée ».
Mardi... Nous sommes mardi 20 janvier 2015, il est un peu plus de 8 heures. Tout va bien. J’ai mal à la tête mais tout va bien.
Je suis seule maintenant. C’est presque calme, inquiétant même. Je n’aime pas ce calme surgi brusquement. Je saigne mais tout le monde a l’air de s’en foutre.
Je ramasse un téléphone. Pas le mien. Je jetterais bien un petit coup d’œil aux messages, juste pour voir ce qu’ils peuvent bien se raconter, juste pour admirer le spectacle des fautes d’orthographe. Mais je ne peux pas : il faut un code, ou même des empreintes digitales. Coffre-fort et prison, voilà comment nos vies sont organisées.
J’ai mal à la tête. Il faut que je bouge, que je descende. Ils sont tous là, ils attendent. Ils ont formé un groupe dans la rue. On appelle ça un attroupement. J’aime bien ce mot « attroupement », je suis sure qu’ils ne savent même pas ce que ça veut dire.
Ah ça fait du bien de sortir, je respire l’air frais. Je passe d’une prison à l’autre, mais au moins, celle-là sent un peu moins mauvais. 

L’homme

Putain, mais comment veux-tu prévoir un truc pareil ? Le mec marche sur le trottoir, il avance normalement avec les autres et... comme ça, d’un seul coup, sans même regarder autour de lui, il décide de traverser.
De toutes façons, ils verront bien qu’il avait un casque sur les oreilles. Il ne pouvait pas m’entendre. Font chier avec leur téléphone et leur musique, tout le temps. Un peu de silence aussi, c’est bien, non ?
Ils vont bientôt arriver.
J’ai l’impression qu’il ne m’entend pas. Je n’ose pas le toucher. Un type que je ne connais pas – ah, si, je le connais, il monte tous les jours dans les bus à l’arrêt d’avant – ce type, donc, m’a passé son manteau pour le couvrir en attendant. Je n’ose rien faire d’autre. J’essaie de lui parler, tout près de son visage. Il ne répond pas. Il ne bouge pas.
Il est jeune, on dirait. Pas beaucoup plus de 20 ans... J’ai l’impression qu’il m’entend mais qu’il est absent, pas avec nous. On dirait même qu’il sourit. Je ne vois pas de souffrance chez lui. Peut-être qu’il se sent bien ou mieux, après tout, qu’il s’est libéré de quelque chose...

Le jeune homme

Ils sont loin... Je les vois encore, mais je ne pourrais plus les toucher, même en tendant le bras. J’ouvre les yeux, je les ferme. Je ne sais pas s’ils sont ouverts ou fermés.
J’ai chaud. Je me vois.
Il y a beaucoup de lumière.
Partout.
Blanche.
Bleue.
Je danse. Le monde tourne. Un grand bruit.
Je suis léger. Un oiseau. Libre.
Je ne les vois plus.
Je ne sens rien.
Blanc.
Silence.

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