Une histoire sans lendemain
WMWS, One Night Stand. J’aimerais vous parler d’un disque qui n’aurait pas dû voir le jour. Ou plutôt – soyons précis – qui doit son existence à une série de circonstances sur lesquelles il apparaît que les personnages impliqués ne pouvaient agir. Je vais donc essayer de vous raconter en quelques mots cette belle histoire.
Nous sommes à Londres en 1973, au printemps plus exactement. Un quarteron de musiciens a décidé de se réunir sous la bannière de la musique improvisée et le nom de WMWM. Derrière ces quatre lettres se cache du beau monde, c’est là un euphémisme : il y a Robert Wyatt, qui a quitté Soft Machine depuis quelque temps, avant d’explorer en solo la fin d’une oreille puis de s’accomplir dans une nouvelle formation ayant publié deux albums au cours de l’année 1972, Matching Mole (appréciez le jeu de mots franco-anglais). A cette époque, le batteur a déjà commencé à travailler sur les compositions de son prochain disque, qui s’avérera son chef d’œuvre absolu. Rock Bottom, enregistrement culte qui verra le jour l’année suivante et brillera de ses feux douloureux pour l’éternité. Précisons pour bien comprendre la rareté des moments dont il est question ici qu’en ce mois d’avril 1973, Wyatt ignore – et pour cause – que quelques semaines plus tard, au mois de juin, une chute de plusieurs étages le privera à jamais de l’usage de ses jambes et infléchira le cours d’une carrière qui le verra s’élever malgré lui au rang d’icône. Autre musicien impliqué dans l’affaire WMWM, le pianiste Dave MacRae, lui-même ancien membre de Matching Mole et très actif sur la scène londonienne ; un complice parfait pour Wyatt, comme on le devine. Le saxophoniste Gary Windo, quant à lui, est un anglais ayant longtemps vécu aux Etats-Unis, mais revenu sur ses terres natales quelques années plus tôt ; il est de ceux qui ont participé à des expériences telles que le Brotherhood Of Breath de Chris McGregor ou le Centipede de Keith Tippett, une formation géante rattachée à l’Ecole de Canterbury, comptant entre autres artificiers parmi ses membres des musiciens de Soft Machine, passés ou à venir ; sans parler d’autres collaborations avec des musiciens tels que Chick Corea, Carla Bley ou... Robert Wyatt, encore lui et décidément au cœur du réacteur. Windo (qu’on retrouvera sur Rock Bottom), tout naturellement, fera un magnifique W... Quant à Ron Mathewson, contrebassiste écossais, on le trouve plutôt du côté d’un jazz « classique », et il a pu faire entendre son instrument chez Stan Getz, Oscar Peterson ou Joe Henderson. Ses antécédents ne le rattachent pas aux mêmes sources que les trois autres, ce qui ne l’empêchait pas d’être un des meilleurs sidemen du moment.
Wyatt, MacRae, Windo, Mathewson, WMWM... Le quatuor parvient à signer quelques contrats, se produisant au pub le Tally Ho à Kentish Town avant d’être engagé pour deux dates au Ronnie Scott’s Upstairs Room, une salle plus particulièrement destinée aux musiciens prêts aux expérimentations, ce qui, on le verra, correspond parfaitement à notre petite bande.
Sauf que... Mathewson étant indisponible pour le second concert à l’Upstairs Room le 14 avril 1973, il fallut lui trouver un remplaçant et c’est un certain Richard Sinclair qui s’y colla. Bien lui en prit, lui l’ex-bassiste de Caravan, parti ensuite tenter l’aventure d’une des plus belles formations du jazz rock anglais, Hatfield & The North en compagnie de quelques redoutables canterburyens comme Phil Miller, Dave Stewart et Pip Pyle. Et qui sera, lui aussi, au générique de Rock Bottom l’année suivante. Ce soir-là, WMWM devint WMWS !
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Tiens, je vais faire mon cuistre mais je me permets de vous signaler que le deuxième disque d’Hatfield & The North s’intitule The Rotter’s Club, un album non seulement magnifique mais également chéri par l’écrivain anglais Jonathan Coe, au point que le premier volet de son diptyque du début des années 2000 porte le même nom (il a été traduit en français sous le titre un peu cucul la praline de Bienvenue au Club. Mais lisez-le, vous ne le regretterez pas et vous serez pris, j’en suis certain, du besoin irrépressible d'engloutir dans la foulée sa suite qui a pour titre Le cercle fermé).
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On pouvait donc trouver pire comme doublure de Mathewson, d’autant que l’animal Sinclair fut pris ce soir-là de l’excellente idée de venir équipé d’un petit magnétophone à cassette, afin d’enregistrer ce concert pour lequel son talent avait été sollicité in extremis. L’appareil sera placé à côté de l’ingénieur du son, près du mur du fond.
Les choses auraient pu en rester là, d’autant que la bande fut conservée pendant de très longues années par un ami de Richard Sinclair du côté de Kansas City, avant que Michael King, un ingénieur du son anglais, ne lui demande avec insistance de l’écouter. Et ce fut le début d’une nouvelle époque, celle de l’exhumation et de la restauration dans les meilleures conditions possibles – King a multiplié les efforts pour parvenir à une bonne restitution – d’une archive unique, dont la qualité sonore est celle d’un bootleg de qualité. Ce qui, vous en conviendrez, est un cadeau inespéré fait aux amoureux d’une musique organique, qui reste terriblement émouvante, quatre décennies plus tard, pour des raisons qui ne sont pas seulement musicales (souvenons-nous du drame de juin 1973). Et voici ces moments rares qui nous sont proposés sous la forme d’un vinyle – ah punaise, que c’est bon d’avoir entre les mains une grande pochette comme au bon vieux temps ! Et on s’en fout si ça gratouille un peu au bout d’un certain nombre d’écoutes, parce qu’il y a une autre joie, celle qui nous manque en ces temps de l’accélération sans réflexion et si possible sans dépense pour ceux qui croient écouter alors qu'ils ne font que consommer, ni royalties pour les musiciens, et qu’on retrouve préservée quand on tient un 33 tours : la plaisir de mettre en scène l’écoute d’un disque dans un cérémonial un peu désuet pour la jeune génération. On ouvre le capot de la platine, on allume l’amplificateur, on pose le disque, on retire au besoin les petits grains de poussière, on observe le bras qui se pose, toc... et la musique nous vient, pour une vingtaine de minutes. Le 33 tours est exigeant, parce qu’il a besoin de notre présence, il n’aime pas trop qu’on se consacre à autre chose pendant qu’il tourne. C’est quand même plus sensuel que les playlists à la con de Deezer, non ? Vous vous en foutez ? OK, j’arrête mais je vous aurai prévenus... – publié en 300 exemplaires après souscription par l’irréductible Improjazz, sous la houlette de mon camarade Philippe Renaud que je salue ici bien bas. Ah quelle magnifique idée !
L’album s’intitule One Night Stand, une expression qu’on peut traduire avec autant de bonheur par « Pour une seule soirée » ou « Une histoire sans lendemain ». Comme le souligne bien Michael King dans les notes de pochette, l’archive présente d’autant plus de valeur qu’elle constitue une des rares occasions d’entendre Gary Windo (décédé en 1992) dans le cadre d’une petite formation, et qui est ici à son meilleur, rageur et brûlant au saxophone ténor. Surtout, les quelque 45 minutes d’enregistrement montrent à quel point les quatre musiciens, qui évoluent dans un état de liberté propice à un épanouissement spontané de leur créativité que le disque restitue avec bonheur 42 ans plus tard, semblaient jouir de la faculté de former, distordre et reformer à leur guise, avec une infinie souplesse, la matière sonore par leurs échanges et leur écoute respective. Wyatt, pas plus que MacRae, Windo ou Sinclair, ne paraît vouloir tirer la couverture à lui et le free jazz – terme commode qui veut dire ici que la musique jouée n’est pas écrite – que les quatre inventent résonne des échos de leur passé récent : Soft Machine (période 4) ou Matching Mole (la paire Wyatt – MacRae brille, comme on s’en doute), quand il ne prend pas ça et là par le jeu de basse les couleurs du Caravan que Sinclair a quitté l’année précédente (celui de Waterloo Lily, et tout particulièrement la composition intitulée « Nothing At All », où l’on retrouve un autre musicien libre, Lol Coxhill), ou ne glisse pas vers des climats caribéens presque inattendus et fonctionnant à la façon d’une respiration joyeuse (sur la face B). One Night Stand est l’expression d’un mouvement fusionnel, d’un acte collectif dont la forme est par essence unique parce qu’éphémère. Nul doute que si WMWS avait pu récidiver, le résultat eut été aussi intense bien que différent. Et puis... apprécions plus que jamais cette occasion émouvante d’écouter une dernière fois Wyatt le batteur (qui, très vite, ne le sera plus), musicien incomparable, instinctif et poumon du quatuor. Soyons honnêtes : son seul nom à l’affiche était une incitation à acheter l’album, parce que le grand Robert est un musicien comme il n’en existe qu’un par génération. Mais la capacité de ses compagnons d'un soir d’engager avec lui de si passionnants dialogues justifie pleinement qu’on se précipite sur cette « histoire sans lendemain ».
Une histoire sans lendemain, certes malheureusement, mais un sacré cadeau !
Pour information, One Night Stand sera aussi disponible en CD chez Gonzomultimedia.