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Un disque Bienvenu

manuel bienvenu, amanuma

Je ne vous cacherai pas que j’ai failli passer à côté d’un album qui se révèle au fil des écoutes aussi singulier qu’attachant. Voici en effet un bon mois que cet Amanuma pas comme les autres est arrivé chez moi et que, petites touches par petites touches, dans une sorte de conquête intime et néanmoins très déterminée, ce disque a fini par s’insinuer et revenir chanter à mes oreilles à intervalles réguliers, dévoilant de discrets mystères qui doivent énormément à la personnalité plutôt secrète de son géniteur, le poly-instrumentiste Manuel Bienvenu, dont j’ignorais tout jusqu’à présent. 

Et puis... il y a cette signature, presque cachée, tout au bas du dossier de presse : Aymeric Leroy, l'exégète avisé du rock progressif et du jazz-rock anglais, en particulier dans son acception Canterburyenne, celle qui, partant du dadaïsme du Soft Machine originel, s’est déclinée en formations multiples dont les moindres ne sont certainement pas ces groupes irremplaçables que furent Hatfield & The North ou National Health... Si un type comme lui venait mettre son grain de sel dans cette affaire, alors il y avait tout à parier que nous étions en présence d’un objet musical méritant qu’on s’y arrête un moment. 

Forcément, je me suis un peu documenté pour en savoir un peu plus sur un musicien qui brille avant tout par son absence dans la plupart des sphères médiatiques. On a même l’impression que sa propre mise en avant – sa renommée - n’est pas son premier souci. Manuel Bienvenu cultive l’art de ne prendre la parole qu’en cas d’extrême nécessité, comme d’autres tailleraient leurs rosiers avec d’infinies précautions et ne vous laisseraient les contempler qu’après de longs mois de soins attentifs et méticuleux. Oui, ce monsieur s’exprime peu quand on y songe avec à son actif trois albums seulement en une dizaine d’années : Elephant Home (2005), Bring Me The Head Of Manuel Bienvenu (2007 au Japon, 2010 en France) et, pour finir, Amanuma qui voit le jour en France après une première sortie au Japon en 2013. Auparavant, Bienvenu a mené le duo Elm avec Elodie Ozanne et publié deux disques : Elm (1998) et Sunny Scenics (2002).

Un musicien discret, donc. Et pourtant... Peu enclin à se laisser guider par les diktats des modes, ce compositeur, arrangeur, producteur, instrumentiste, ingénieur du son, est un artiste à tout faire, on aurait presque envie de le qualifier d’artisan, bardé de références qui ne peuvent que susciter la curiosité des épicuriens de la chose musicale dont je pense faire partie. Surtout que Manuel Bienvenu, ici entouré d’une fine équipe pleinement associée à la réussite d’un album ambitieux, nous invite à pénétrer un monde sonore finement ciselé, à la finition soignée plus proche de la haute-couture musicale que du prêt-à-jouer – au point qu’on a du mal à le dater tant ses textures élégantes et ses arrangements précieux, incluant cordes, vibraphone et instruments à vent, semblent n’appartenir à aucune époque – dont les charmes sont insidieux (en ce qu’ils opèrent presque malgré vous) et dont les inspirateurs ne sauraient être unis sans difficulté dans une même catégorie. Si Steely Dan, Brian Wilson (Beach Boys) ou JJ Cale sont volontiers cités – on peut trouver pire, n’est-ce pas ? – il est plus surprenant de deviner en arrière-plan la force suggestive de musiciens (ou groupes) tels que Robert Wyatt (ici par exemple sur la composition intitulée « Polarised », au minimalisme susurré qui ressemble à s’y méprendre à un hommage appuyé),  National Health (un groupe qu’on n’en finit pas de découvrir et dont l’ADN Canterbury marque de son empreinte le surprenant « Capital Crowns »), Brian Eno (« Shoegrease » et sa suspension flottante, un peu irréelle, qui nous fait attendre le surgissement de la guitare lancinante de Robert Fripp en provenance d’« Evening Star »)... On pourrait aussi citer « Seventeen », une reprise de Michael Mantler, dont la métrique obsédante évoque de loin le « Blue Rondo A La Truk » de Dave Brubeck, histoire de marquer une fois encore le refus des étiquettes... Quant à « Café Gitane », dont le texte écrit par Stéphane Rosière est dit par l’auteur en personne, allez savoir pourquoi mais... son talk-over de ses presque neuf minutes, qui tranche assez fortement dans l’ensemble, peut facilement renvoyer au « Film » de Pierre Vassiliu, par sa forme cinématographique, avec son scénario, son histoire en forme de tranche de vie erratique soulignée par une rythmique répétitive et obsédante.

Manuel Bienvenu est un amoureux de la chose bien faite : on n’avale pas sa musique d’un trait, parce qu’elle est plutôt de celles dont on scrute d’abord les transparences et les reflets nombreux pour mieux en goûter les subtilités. Il est un musicien qui compose la plupart du temps au piano, laissant en réalité peu de place aux interventions solistes, et sait instaurer en toute fluidité une succession de climats dont l’assemblage n’est jamais hétéroclite, malgré une évidente diversité d’influences. L’ensemble ainsi composé – comme on le dirait d’un bouquet – finit par devenir l’expression d’une fusion au sens le plus noble du terme. Cette « progressive pop » au grain soyeux est envoûtante, qu’on se le dise ! Précieuse et volontiers minimaliste dans sa forme, sans effets de manches ni rodomontades virtuoses, elle se veut accessible à toutes les oreilles. Ce qu’elle est, sans nul doute. Peut-être est-elle trop distinguée, énigmatique parfois, quand elle n'est pas elliptique, pour se répandre massivement auprès d’un public trop souvent habitué à s'injecter sans réfléchir sa dose de junk music de la transpiration alcoolisée. Telle sera probablement sa limite...

Nul n’en voudra toutefois à Manuel Bienvenu d’être trop respectueux des autres – nous tous, donc – pour leur infliger autre chose que ce qu’il demeure au plus profond de lui-même : un créateur d’élégances.

Manuel Bienvenu : Amanuma

Manuel Bienvenu : instruments divers, voix, musique & textes ;
Avec :
Thierry Chompré (batterie),  Jean-Michel Pirès (batterie), Benoît Burello (basse, voix), Masayuki Ishii (guitare électrique), Manuel Decocq (violon, voix), Colin Ozanne (clarinette, saxophone), Paul-Marie Barbier (vibraphone), Charlie O. (orgue Hammond), Yann Louineau (guitare acoustique 12 cordes), Albain Lutaud (voix), Stéphane Rosière (texte et lecture), Christophe Henin (voix, prise de son, mixage), Mathieu Marietti (prise de son), David Krutten (prise de son).

Label : Sphère

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