Mupokesi - Expression
Yanni Balmelle (guitare), Pierre Desassis (saxophones), Guillaume Ménard (Rhodes), Willy Brauner (batterie).
Autoproduction
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Une fois n’est pas coutume, il sera question ici de ce qu’on appelle pour simplifier un disque de « chanson française ». Voilà qui vous surprend, n’est-ce pas ? Vous conviendrez avec moi que je brocarde suffisamment le petit monde bariolé de nos chanteurs/chanteuses insipides et interchangeables et que je ne me prive jamais de l’occasion de dénoncer les relations incestueuses qu’entretient une minorité d’entre eux, dominante et inusable, avec la sphère radio-télévisée et ses passe-plats obéissants pour ne pas dire tout le bien que je pense d’un album récemment publié par le barisien Éric Frasiak. Ce disque s’appelle Mon Béranger et, comme on peut s’en douter, il est un hommage rendu à un autre chanteur disparu au mois d’octobre 2003, François Béranger. J’ai bien dit barisien, parce que Frasiak habite Bar-le-Duc, ce dont le verdunois qui sommeille en moi ne saurait lui tenir rigueur, eu égard à l’urgence d’une solidarité meusienne face à la disparition programmée d’un département qualifié d’enfer vert par ceux qui, de loin, continuent de confondre la Lorraine et l’Allemagne...
Vous me passerez l’expression, mais l’entreprise consistant à rendre un tel hommage était du genre « casse-gueule ». La très forte personnalité de François Béranger, homme révolté et artiste sans concession, se suffit à elle-même. Besoin de personne, le père François... Le chanteur, qui avait bien peu de chances de recevoir le soutien des médias cités plus haut tant il dénonçait leurs turpitudes, était entier, amoureux de la vie, toujours prêt à défendre de nobles causes et à crier sa douleur face aux violences de notre monde. À sa façon, il était un sociologue de son temps, un témoin au regard aiguisé qui pointait d’un doigt dénonciateur les errances des hommes empêtrés dans leurs contradictions et leurs mensonges. Une bonne quinzaine d’albums au compteur entre 1970 et 2003 et une série de chansons qui auront marqué leur époque : « Tranche de vie », « Natacha », « Le monument aux oiseaux », « Rachel », « Tango de l’ennui », « Le monde bouge », « Département 26 », « Magouille blues », « L’alternative », « Paris-Lumière », ... arrêtons l’énumération de ces pépites qui vieillissent très bien et n’ont rien perdu de leur force de frappe.
Disons-le sans détour : Éric Frasiak a parfaitement réussi son coup ! Beau travail de la part de celui qui avait décidé de se consacrer à la chanson après avoir découvert l’univers de François Béranger quand il n’était encore qu’un adolescent, lui qui écoutait en boucle ses albums vinyles dans les années 70 et rêvait d’inventer son propre univers, lui qui avait son idole en tête le jour où il a acheté sa première guitare. Les années ont passé, Éric Frasiak s’est affirmé jour après jour comme chanteur en élaborant un répertoire personnel – où l’idée d’engagement mêlée à la tendresse le relie naturellement à son mentor – qu’on peut découvrir au long d’une poignée d’albums et d’un DVD. Mon Béranger est le sixième chapitre de sa discographie, une pièce de plus à verser au dossier de sa petite entreprise de Crocodile.
Pari réussi en effet parce qu’Éric Frasiak a su rester lui-même tout en hissant haut les couleurs de François Béranger. Le Meusien ne se cache pas derrière son maître à chanter, pas plus qu’il n’essaie de tirer la couverture à lui en dénaturant les versions originales. Non, c’est beaucoup plus simple que ça : c’est un peu comme si les deux hommes marchaient côte-à-côte, bras dessus bras dessous. Quand l’un chante, on entend l’autre. Et pourtant, Frasiak n’a pas la même voix que Béranger, il procède à des choix instrumentaux qui lui sont propres et dans la droite ligne de ses précédents disques, les arrangements sont bien les siens, sobres et soignés ; il n'empêche que Béranger est bien présent tout au long des dix-sept reprises sélectionnées parmi ses cinq premiers albums, publiés entre 1970 et 1975. Auxquelles il faut ajouter une dix-huitième chanson signée Frasiak et en toute logique intitulée « François Béranger ». On connaissait cette dernière puisqu’elle figurait déjà sur l’album Parlons-nous publié en 2009. Mais cette fois, elle est plus dépouillée, juste une voix et une guitare acoustique : une conclusion autobiographique qui fait écho en toute tendresse à l’ouverture du disque, « Tranche de vie », dont on sait qu’elle racontait elle-même l’histoire de Béranger. La boucle est bouclée.
Mon Béranger aurait, en d’autres temps, pu occuper l’espace sonore d’un double album : avec ses 78 minutes qui passent à la vitesse de l’éclair, il propose un menu très consistant qui ne donne même pas envie de se demander pourquoi telle ou telle chanson n’y figure pas. Parce qu’il faut bien faire des choix, parce que si tout était bon dans cette période faste chez Béranger, il était tout de même nécessaire de brosser dans le temps imparti par le format du disque un portrait qui soit le plus complet possible, en piochant dans le patrimoine avec amour et discernement. Jetez un coup d’œil au bas de cette note pour les connaître.
Béranger révolté, Béranger amoureux, Béranger ironique, Béranger utopiste, Béranger taquin, Béranger nostalgique aussi... ils sont bien là, enveloppés dans un écrin musical qu’Éric Frasiak a ciselé à partir d’une base simple (et indémodable, on le qualifierait volontiers de vintage) de guitares (électriques et acoustiques), piano, basse et batterie ; une matière sonore qui dessine une texture folk rock bienvenue (avec parfois une pointe d'accent tzigane, musette ou tango), relevée ici où là d’un accordéon, d’un saxophone soprano, d’un violoncelle, d’une clarinette, de percussions... et d’un moog, en provenance directe des années 70. On le devine, une attention extrême a été apportée à la réalisation de cet album à la finition soignée. François Béranger le vaut bien.
Il est plaisant de constater qu’en 2014, un artiste tel qu’Éric Frasiak a le cran de se présenter ainsi, comme nu, devant Son Béranger, avec une grande humilité et une tendresse infinie. Si ce disque n’est certainement pas le dernier du chanteur, il est dès à présent un repère essentiel dans sa vie musicale, en ce qu’il représente pour lui une sorte d’aboutissement nécessaire, avant de continuer à arpenter son chemin de chanteur auréolé de mille étonnements et émotions, avec ou sans celui qui l’a fait éclore.
Tout de même, il doit frétiller d’aise, le père François, en écoutant ce disque, non ?
Et comme j’ai toujours eu une tendresse particulière pour « Département 26 » (chanson poignante qui dit la solitude d'un agriculteur célibataire sur l’album Le Monde Bouge), quelle meilleure idée que de vous proposer d’en écouter la version d’Éric Frasiak ?
Après Waves et Around, Place To Be est le troisième album du guitariste australien Alex Stuart, musicien qui a choisi de s’installer à Paris il y a une dizaine d’années. Comme son prédécesseur en 2010, pour l’enregistrement duquel il avait fait appel à deux musiciens français (Guillaume Perret au saxophone et Yoann Serra à la batterie, soit la moitié du redoutable Electric Epic), ce nouveau disque voit un trio de frenchies partager l’affiche, et pas des moindres : Christophe Wallemme à la contrebasse et Antoine Banville à la batterie posent les bases d’une rythmique comme on les aime, par son alliage de puissance et de souplesse mélodique (Wallemme joue aussi de la basse électrique, comme sur « Where Is The Line »). Et dans le rôle de l’invité (sur trois titres) dont le lyrisme n’est plus à démontrer, Stéphane Guillaume aux saxophones soprano et ténor. Comme un plaisir ne saurait venir seul, Alex Stuart a fait appel à un quatrième larron, un musicien qu’on s’arrache depuis quelque temps et dont le talent est ici, une fois de plus, éclatant : Irving Acao, jeune saxophoniste cubain qu’on connaît en particulier par sa collaboration avec Chucho Valdés, n’hésite pas ici ou là à voler la vedette au leader d’un jour : en témoigne ses chorus, magnifiques à la fois par leur virtuosité et leur sens de la dramaturgie, sur « Pour vous » ou « Where Is The Line », la seule reprise du disque, empruntée à Björk ; ses échanges d’une grande volubilité avec Stéphane Guillaume constituent aussi des moments captivants (« Little Black Lion », « Snow Falling On The Crest Of The Waves »). Ces deux artificiers font des merveilles. Tout le reste du répertoire est composé par Stuart, qui nous offre à sa manière élégante et raffinée un grand voyage passant par l’Asie, l’Afrique, l’Inde ou l’Amérique du Sud. Alex Stuart, dont la présence rythmique est par ailleurs admirable de fluidité, affirme avec ce disque une belle maturité en délivrant une musique nomade aux confins du jazz, du rock et de toutes les influences dont il se nourrit de par le monde. En route !
Alex Stuart (guitare), Irving Acao (saxophone ténor & Fender Rhodes), Stéphane Guillaume (saxophone soprano & saxophone ténor), Christophe Wallemme (contrebasse & basse électrique), Antoine Banville (batterie & gong). Abeille Musique
Pas évident de savoir pourquoi, un vilain jour de 1998, Nino Ferrer a choisi de se tirer une balle en plein cœur et d’aller crier son blues ailleurs. Peur de vieillir ? Ultime déchirement d’un artiste nourri de jazz et de rhythm’n’blues, un chanteur qui avait dû accepter l’idée selon laquelle Nino ne rencontrait que rarement l’assentiment du public, surtout lorsqu’il lui présentait son vrai visage ? Nino Ferrer était multiple bien qu’entier : sa « Désabusion », son « Arbre noir », sa « Maison près de la fontaine », son « South » qu’il préférait de loin au « Sud » qu’on lui avait suggéré d’enregistrer en Français ou encore sa « Métronomie » affichaient un contraste saisissant avec les « Cornichons », « Le téléfon » ou « Mirza »... des tubes un peu crétins qui résonnent encore très fort dans la plupart des oreilles (au moins celles des anciens).
Denis Colin n’est pas le premier à arpenter le répertoire de cet Italien naturalisé français qui “voulait être noir” et qui, petit à petit, s’est retiré de la scène pour vivre en famille dans le Quercy et se consacrer à la peinture. Jusqu’à ce coup fatal, au beau milieu des champs… Il y a quelque temps, le Sacre du Tympan de Fred Pallem avec Thomas de Pourquery y est allé de son Tribute To Nino… La preuve, certainement, que ce chanteur autrefois guitariste de Nancy Holloway avait ce petit supplément d’âme qui fait de vous un artiste, et pas seulement un interprète jetable aux oubliettes de la variété française, pourtant peu avare de produits manufacturés à date de péremption très rapprochée.
Nino Ferrer, c’était autre chose : par delà les années 60 et leurs chansons anecdotiques, on a vite deviné chez lui une fêlure aux contours douloureux, une âme en peine, celle d’un type qui, vu de loin, paraissait se consumer au fil des jours et ne pas trouver l’épanouissement dans le petit monde de la variété insipide obstrué de vanités à paillettes carpentiero-druckerisées. Des albums en témoignent, comme Métronomie, Nino & Radiah, Blanat ou La désabusion. Pas vraiment des succès commerciaux, il faut bien le reconnaître, mais des disques qui permettaient de mieux connaître celui qu’il était vraiment. La peinture d’un monde doux amer… le sien.
Denis Colin, qu’on avait laissé tout au bonheur de la musique de ses Arpenteurs et tout particulièrement de leur Subject To Change, vient de nous lancer une invitation à (re)découvrir l’Univers Nino. Celui qui était pour lui un “cousin éloigné”, parce qu’aux temps lointains de l’entre-deux guerres, le grand-père maternel du clarinettiste était ami avec Pierre Ferrari, père de Nino. L’histoire veut même que notre apprenti souffleur, quand il était âgé de neuf ans, ait exercé ses premiers talents à la flûte à bec en jouant la mélodie de « Mirza ».
Denis Colin s’est bien entouré pour l’occasion. D’abord d’une brochette de musiciens aguerris, dont les deux Arpenteurs que sont le guitariste Julien Omé ou le trompettiste Antoine Berjault auxquels il faut ajouter le contrebassiste Théo Girard et François Merville, batteur baroudeur, dont on connaît les nombreuses collaborations, avec Louis Sclavis notamment. Pour chanter Nino Ferrer, Denis Colin s’est attaché les services d’une certaine Bettina Kee, alias Ornette : cette chanteuse, pianiste de jazz en d’autres temps, fait aujourd’hui parler d’elle en raison de la pop un peu folle qu’elle a notamment su faire valoir il y a trois ans avec son album Crazy, mais aussi à travers ses collaborations avec le poète Mike Ladd (et comme tout se tient, on retrouve ce dernier sur Wasteland, le premier album d’Antoine Berjault cité un peu plus haut). La chanteuse reçoit pour l’occasion l’appui choral de Diane Sorel.
Voilà une belle équipe qui fait sacrément plaisir ! Parce que ce disque, mine de rien, cet Univers Nino nourri à la tendresse électrisante, est un petit moment de bonheur dont on ressort avec le sourire. Mais attention, pas un sourire béat, non, juste celui qu’on ne peut contenir quand on vient de partager des instants riches en émotions. Et comme Denis Colin est un ferrerologue averti, il n’a pas jugé bon d’opérer une distinction factice entre le Nino « cornichon » et le Nino « désabusion ». Nino, c’est un tout, à prendre ou à laisser ! Au clarinettiste de nous révéler le fil tendu entre ces facettes multiples. Ce qu’il parvient à faire avec beaucoup d’acuité par une sélection de chansons qui concilie sans artifice « Les Cornichons » et « Métronomie », en passant par « L’arbre noir » ou « La rua Madureira », et non sans s’être une fois encore mis en quête de ce satané « Mirza ».
Ni parodie ni imitation, ce disque tire une part importante de sa substance de la présence très forte de la guitare de Julien Omé, toute en variations de teintes électriques, et qui semblent parfois surgir des années 60 ; mais aussi du chant d’Ornette : celle-ci parvient à éclairer avec le même bonheur tubes énervés et chansons plus mélancoliques. Tenez par exemple : là où Nino Ferrer s’exaspérait de ne pas retrouver son chien maraudeur, Ornette prend les choses avec beaucoup plus de flegme. Elle n’exprime pas l’indifférence, mais elle veut nous faire comprendre qu’on ne va pas en faire un drame et que le quadrupède finira bien par revenir. Même chose pour l’organisation d’un pique-nique et ses indispensables cornichons (avec son clone italien appelé « Viva la Campagna »). Et quand Denis Colin se fait lui-même chanteur (« La désabusion », « L’arbre noir »), l’évocation du modèle Nino prend les couleurs d’un naturel tranquille, sans excès de pathos. Le groupe entier rend un hommage où certes la nostalgie affleure, mais sans jamais recourir aux effets tire-larmes. Il n’oublie pas de célébrer le bluesman qu’était Nino Agostino Arturo Maria Ferrari (belle version brûlante du « Blues des rues désertes » avec un magnifique Julien Omé une fois encore) ni le poète contemplatif (« The Garden »). Et c’est une version aux accents de rock progressif avec son motif cyclique très frippien qui nous rappelle les charmes oubliés de « Métronomie ». « La Rua Madueira » quant à elle, crépusculaire et nostalgique, voit le duo Colin (clarinette basse) / Ornette (voix et claviers) jouer la carte de l’épure à en donner le frisson. On ne pouvait rêver plus belle conclusion pour cet Univers Nino enregistré au studio Barberine qui jouxte la Taillade, la bastide que Nino Ferrer avait acquise dans les années 70. C’est là que Denis Colin a pu goûter le plaisir d’un équipement que le chanteur avait utilisé lui-même, comme cette console Gunter Loof 18 voix avec un compresseur par tranche. Voilà qui ne s’invente pas.
Nino Ferrer aurait eu 80 ans cette année… Il serait un vieux jeune homme, peut-être aurait-il réussi à se faire oublier, peut-être aurait-il trouvé la paix en lui... On ne le saura jamais. La seule chose dont on est certain aujourd’hui, c’est que nous n’avons jamais oublié qu’on l’a aimé. Cet Univers Nino vient nous le rappeler et sonne à nos oreilles comme une déclaration de tendresse faite à un chanteur qui se disait désabusé, mais dont la force des plus belles chansons éclate au grand jour par leur capacité à nous attendrir, longtemps après. Merci à Denis Colin, à ses musiciens et à Ornette de nous avoir rappelé cette évidence.