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  • Gimme a HI, gimme a MI, gimme a KO... Himiko !

    himiko_jazz_songs.jpgJe vous aurai prévenu, vous ne pourrez pas dire : « Je ne savais pas ! » Parce que ce n’est pas la première fois que j’insiste sur le talent d’une chanteuse dont le parcours ne fait, selon moi, que commencer, malgré une histoire en musique qui remonte aujourd’hui à plus d’une quinzaine d’années, au cours desquelles elle s’est illustrée avec discrétion, affichant un talent qui ne peut aller désormais que vers l’épanouissement.

    Je tiens aussi à mettre les choses au point : je connais très bien Himiko Paganotti à titre personnel, tout comme Emmanuel Borghi - monsieur Himiko à la ville, si vous me passez l’expression - ce dernier ne comptant pas pour rien dans la réalisation dont il sera question ici. Ce sont des amis de la famille, oui, mais dont j’appréciais les qualités avant de les connaître pour de vrai. Et pour ce qui concerne le sieur Borghi, c’est une histoire encore plus ancienne puisque nous avons eu l’occasion de nous rencontrer une première fois il y a plus de vingt ans, à Metz, du côté du caveau des Trinitaires, le 30 octobre 1993 si je ne me trompe pas. Souvenir attendrissant de mon fils, qui n’avait pas encore neuf ans, et qui voulait lui dire que sa composition « Skunkadelics » lui faisait penser parfois au thème de « A Love Supreme » de John Coltrane. Par conséquent, je ne vois aucune raison valable de m’auto-censurer et de ne pas évoquer ici la publication prochaine de Jazz Songs, un EP numérique que la chanteuse va prochainement publier sur le label Off Records. Ce serait injuste et stupide de ma part.

    Revenons quelques instants en arrière, si cela ne vous ennuie pas. Au début des années 2000, une petite nouvelle fait son apparition au sein des chœurs de Magma. Une jeune chanteuse dont le nom n’est inconnu d’aucun des fans de la première heure (Himiko est la fille de Bernard Paganotti, l’un des bassistes historiques du groupe) va faire entendre sa voix singulière durant plusieurs années. Jusqu’à son départ en 2008, suivie en cela par son frère Antoine (lui-même chanteur et batteur) et son compagnon pianiste Emmanuel Borghi, qui travaillait aux côtés de Christian Vander depuis une vingtaine d’années. Tous ceux qui apprécient cette musique ont pu aisément noter la différence d’Himiko, caractérisée en particulier par un registre très étendu (la voix grave d’Himiko est du genre envoûtant) et un magnétisme indéniable, mais aussi par une réelle discrétion, pour ne pas parler de timidité. Son départ a créé comme un trou d’air vocal dans cette musique dont le chant reste le premier vecteur.

    Quelques années auparavant, en 1996, on se souvient que Patrick Gauthier – lui-même ancien pianiste de Magma, mais aussi du fascinant Heldon de Richard Pinhas – avait fait appel à elle ainsi qu’à différentes comparses chanteuses estampillées Zeuhl, le temps d’une participation à l’album Le Morse. Une petite signature venait d’être était apposée au bas d’une page de la musique du côté de chez nous.

    Depuis six ans, le nom d’Himiko ne cesse de grandir, mais avec la persistance de cette discrétion qui n’en honore que plus celle qui s’affirme jour après jour comme l’une des voix les plus captivantes de la scène française. J’aimerais ici vous proposer une liste non exhaustive de productions discographiques – publiées au cours de la période 2009-2013 - qui soulignent avec beaucoup d’acuité les qualités de la dame. Faites-moi confiance, écoutez attentivement tous ces disques, vous passerez un bon moment... Parfois, Himiko n’y apparaît que sur un titre ou deux, mais tout le plaisir est là, à chaque fois. Je ne vous en dis pas plus sur ces disques dont les chroniques pour Citizen Jazz parlent d’elles-mêmes (je le dis d’autant plus volontiers que j’en ai écrit cinq sur six !).

    Il y a quelques mois, Himiko était sur la scène du Théâtre de la Manufacture à Nancy, dans le cadre de NJP 2013 : elle se produisait au sein de la formation du guitariste Nguyên Lê, contribuant à la réussite éclatante de la version live des Songs Of Freedom, dont il est question un peu plus haut. J’avais évoqué ce concert dans le cadre de mes chroniques quotidiennes du festival pour le compte de Citizen Jazz

    Le lendemain, elle participait avec le guitariste à une master class auprès des élèves d’un collège de Nancy, avec une fraîcheur désarmante. La grande classe... J'en ai profité pour devenir portraitiste !

    himiko.jpg

    Bonne nouvelle : les projets d’Himiko connaissent depuis quelque temps une activité qui s’apparente, bien plus que le frémissement que nous appelons tous de nos vœux, à une ébullition dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle semble prometteuse.

    Le premier fan d’Himiko – quoi de plus normal ? – c’est Emmanuel Borghi : ce pianiste bourré de talent - dont j’aimerais rappeler ici qu’il a commis en 2012 un disque magnifique en trio, Keys, Strings & Brushes – veille désormais à la destinée du successeur de Slug. Le groupe s’appelle désormais... Himiko (attention : ne pas confondre avec Himiko Paganotti) et se présente sous la forme d’une chouette affaire de famille, puisque le bassiste en est Bernard Paganotti et le batteur Antoine Paganotti. Le poste de guitariste ne comporte pas à l’heure actuelle de « titulaire », mais le disque à venir (fin 2014 ou début 2015), en grande partie enregistré, a reçu le concours d'un certain... Nguyên Lê ! Tout cela sent d’ores et déjà très bon...

    En attendant ce nouveau chapitre, notre couple en musique a voulu donner une inflexion plus spécifiquement jazz au travail d’Himiko. Emmanuel me confiait tout récemment, non sans une pointe d’humour tendre, qu’ayant, je le cite, « une telle chanteuse à la maison », il souhaitait vraiment l’aider à aborder ces rivages qu’elle avait jusqu’à présent encore peu explorés. « Je voulais une belle rencontre avec le jazz ! » Et voici que nous arrive ce qu’on appelle communément un EP (traduisons ces deux lettres par disque court, dans la mesure où ce type de production excède rarement les 30 minutes) simplement intitulé Jazz Songs, dont la publication est annoncée à la fin du mois de mai. Quatre titres, quatre standards : « Never Let Me Go », « My One And Only Love », « You Must Believe In Spring » et « Candy ». Vingt minutes d’une musique intime, un quintet qui met tout son savoir-faire au service de ballades nocturnes, chantées par la voix grave et sensuelle d’Himiko. Celle-ci endosse à merveille le rôle de crooneuse – j’espère qu’elle me pardonnera ce terme qui n’a rien de péjoratif, mais qui signifie tout simplement qu’au-delà de ses amours pour des artistes telles que Shirley Horn ou Abbey Lincoln, on sait qu’Himiko écoute aussi des chanteurs, dont les tonalités lui correspondent mieux. A ses côtés, un quatuor de confiance et, rien d’étonnant à cela, de très bonne compagnie : Emmanuel Borghi bien sûr (piano), Nicolas Rageau (contrebasse), David Prez (saxophone ténor) et Philippe Soirat (batterie). C’est un jazz du soir, de la semi-pénombre et propice aux confidences. Impossible de ne pas tomber instantanément sous le charme d’une musique toute en suggestion, voire en séduction.

    Un bonheur n’arrivant jamais seul, Himiko Paganotti enregistrera dans quelques mois avec la même équipe un autre disque de jazz : un répertoire d’onze titres et cette fois, en toute probabilité, un vrai disque. Autant dire que la fin de l’année sera féconde chez ceux qu’on surnomme les borghinotti, d’autant que madame sera à l’honneur dans d’autres projets qui en disent long sur son talent : au mois de juin, elle participera à une création à la demande d’un très grand monsieur, Michael Mantler, trompettiste et compositeur. Vous pouvez jeter un petit coup d’œil à sa biographie, qui est impressionnante, et vous souvenir que Mantler fut notamment impliqué il y a bien longtemps maintenant dans le fascinant Escalator Over The Hill de Carla Bley... Himiko va aussi travailler en collaboration avec un autre musicien merveilleux, un certain John Greaves, qui fera interpréter ses compositions par un quatuor comptant pour autres membres Sophia Domancich, Simon Goubert et... Bernard Paganotti. On salive d’avance. Même jubilation à l'évocation du trio imaginé par Patrick Gauthier, appelé Odessa, qui fera appel aux voix de Paganotti frère et sœur. Et je ne dis même pas ici qu’il est question pour la chanteuse d’un travail avec le groupe Sixun...

    J’ai été un peu long, je le confesse volontiers, mais il était temps pour moi de saluer une artiste dont je suis avant tout un fan de la première heure. J’avais ici ou là noté quelques idées de textes depuis un bout de temps, certaines sont présentes au cœur de cette note, que la publication prochaine de Jazz Songs m’a incité à partager avec vous sans attendre.

    Encore un peu de patience et rendez-vous chez Off Records pour vous laisser séduire par le chant d’Himiko. 


    PS : un petit coup de scroll sur la page du label vous informera de la publication prochaine d’un disque du quartet d’Emmanuel Borghi, avec Boris Blanchet (saxophone), Blaise Chevallier (contrebasse) et Antoine Paganotti (batterie). Je dis ça comme ça, en passant...


    PS 2 : un petit bonus vidéo avec Slug enregistré en 2012. Vous serez d'accord avec moi : ça ne peut pas faire de mal !


    La Session France Info - Slug "I Wanna Lick... par FranceInfo

  • Un trio en immersion

    henri_roger_parole_plongee.jpgVous ne trouverez pas ce disque par hasard... Inutile de vous bercer d’illusions, nous ne sommes pas arrivés au jour où l’album d’un trio tel que celui composé par Benjamin Duboc (contrebasse), Didier Lasserre (batterie) et Henri Roger (piano) sera affiché en bonne position dans les vitrines des disquaires. D’abord parce qu’il n’y a quasiment plus de disquaires et ensuite parce que je doute fort que ces derniers possèdent dans leurs stocks le moindre exemplaire de Parole Plongée, une suite amniotique improvisée en quatre mouvements, enregistrée par les trois musiciens à l’automne dernier sur le label Facing You / IMR.

    Un mot sur Henri Roger, parce qu’il me semble bien vous avoir déjà parlé de ce musicien électron libre – qui se qualifie lui-même de dessinateur mélodique - il y a quelque temps. Dans une note datée du 10 juin 2013 intitulée When Henri Roger doesn’t sleep, j’évoquais à ma façon circonlocutive quelques unes de ses dernières productions : Exsurgences, When Bib Bip Sleeps ou son beau duo avec Bruno Tocanne, Remedios La Belle. Henri Roger, ce n’est pas seulement un pianiste inventif et libertaire, c’est aussi un musicien à la culture étourdissante, avec qui vous pouvez aisément parler – au détour d’une proposition d’écoute sur laquelle il rebondira avec bonheur - de rock, de rock progressif, de musique contemporaine, de toutes les facettes du jazz et de bien d’autres couleurs d’un art qu’il connaît sur le bout des doigts ; ce qui semble logique, finalement, pour un musicien. Qui parmi vous se souvient que ce passionné de John Coltrane, Keith Jarrett, John McLaughlin ou Frank Zappa a travaillé avec des artistes comme Mama Béa et Catherine Ribeiro ? Henri Roger, c’est aussi quelqu’un qui sait qu’au matin de la publication d’un de ses disques, il peut - sans prendre le moindre risque et sans même me consulter - m’en faire parvenir un exemplaire que je lui paierai par retour du courrier. C’est comme ça, j’ai une certaine conception de la fidélité, en amitié comme en musique...

    Revenons maintenant à Parole Plongée. L’histoire de cet enregistrement mérite d’être racontée en quelques lignes, tant elle paraît révéler les circuits que les musiciens doivent emprunter aujourd’hui pour faire vivre leur art et ouvrir ensemble de nouvelles portes sur leur avenir. Un beau jour, Benjamin Duboc a entendu les improvisations d’Henri Roger sur internet et a souhaité le rencontrer. Le pianiste est donc est allé écouter le contrebassiste qui jouait avec Didier Lasserre. Une discussion plus tard, tous trois ont décidé d’enregistrer ensemble et se sont retrouvés au mois de juillet 2013 pour une série d’improvisations au Border Studio de Bagnolet. Un disque naissait...

    Parole Plongée porte finalement bien son nom : car si paradoxalement on n’y entend aucun mot, on devine les idées partagées par le trio que ce beau disque nous offre sous la forme d’une lente immersion. A la fois celle des musiciens, qu’on sent très proches physiquement les uns des autres, leurs regards se croisant en permanence, cherchant le point de rencontre à partir duquel leurs imaginaires poétiques vont s’additionner et engager une conversation improvisée qui pourrait n’avoir jamais de fin. Parce qu’une telle histoire n’est jamais finie, elle se renouvelle d’elle-même, elle n’est rien d’autre que l’histoire de la vie. Il n’est pas question ici de bavardage, mais de bien de Parole, avec une majuscule, et dans toute la noblesse du mot. Car la parole est avant tout un acte. Les instruments font l’objet d’une captation méticuleuse (coup de chapeau à Maïkol Seminatore et Marwan Danoun), au plus près - j’insiste sur cette qualité parce qu’à l’heure des formats compressés et des choses sonores qu’on impose aux autres avec un sourire crétin dans les transports en commun, tous smartphones dehors, et que d’aucuns, souvent les mêmes d’ailleurs, n’hésitent  pas à ranger dans la catégorie des musiques, un tel soin relève, du point de vue (ou plutôt du point d’ouïe) de ces oreilles à jamais engourdies soit de la vanité, soit comme le respect de l’orthographe d’une exigence bourgeoise, soit encore du gaspillage de temps... - parce qu’il s’agit aussi de nous permettre d’accéder, à nous les modestes récepteurs, aux profondeurs d’un voyage de l’intime, nimbé de son mystère et de sa nécessaire part d’infini. Ecoutez le grain délicat du frottement des balais de Didier Lasserre, par exemple sur « Sables » ou « Altermutations : ils sont comme des chuchotements (des confidences ?) au creux de notre oreille, ils paraissent danser avec malice autour de la contrebasse de Benjamin Duboc, droite comme un i, fière de sa prestance, mais jamais menaçante, bien au contraire. Elle veille, chantant ça ou là de son archet pour devenir trait d’union... Le piano d’Henri Roger quant à lui, bien qu’habité de la curiosité et de la vivacité qu’on lui connaît, est somme toute économe de ses notes, pas loin de l’épure : il les délivre avec retenue, comme s’il fallait les souffler avec parcimonie pour ne pas être privé d’un oxygène qui pourrait vite se raréfier. Parole Plongée déroule trois mouvements longs et majestueux, zébrés une seule fois par les urgences d’un quatrième étrangement appelé « Thé ou café » où tout se semble se précipiter : si le titre n’était pas aussi figuratif (mais allez savoir s’il signifie vraiment ce qu’il énonce), on imaginerait volontiers que des plongeurs, au cours de leur longue descente, ont affolé un banc de poissons multicolores et suivent au plus près leurs parcours agités. Mais il ne s’agit là que d’une courte escapade d’à peine plus de trois minutes et la dernière longue étape (les seize minutes de « Ré-Horizontalisé ») nous ramène en douceur à la surface des émotions. Le disque est assez bref (un peu moins de quarante minutes), ce qui pas un seul instant ne suscite la moindre frustration : à peine prend-il fin qu’on se rend compte qu’une main bienveillante a de nouveau mis en route la platine, pour une nouvelle plongée presque en apnée.

    Certains diront que Parole Plongée est un disque exigeant : ils ont bien raison ! Jamais le trio ne se laisse aller ni à l’indolence ni à l’exhibition démonstrative ; avec discrétion, il prend le temps de chercher, il invente et finit toujours par trouver les espaces secrets à travers lesquels les instruments peuvent s’insinuer et dessiner, petit à petit, leur mélodie si personnelle. Tout le charme de ce disque intelligent est là, dans sa volonté de nous emporter avec lui dans les profondeurs d’un imaginaire où il est décidément très bon de se perdre.

  • Le mouvement perpétuel de Franck Agulhon

    Post_Katrina_1400x1400.pngJe connais Franck Agulhon depuis près de vingt ans… Je crois l'avoir vu pour la première fois en juillet 1995 : à cette époque, mon fils, alors saxophoniste en herbe et âgé de dix ans, terminait sa première année à l'École des Musiques Actuelles de Nancy et participait à un ultime stage de trois jours avant les vacances d'été. Parmi les musiciens chargés de l'animation, il y avait un jeune batteur qui attirait d'emblée la sympathie par sa simplicité désarmante et sa grande gentillesse. 

    Il s'en est passé des choses depuis tout ce temps ! Sa fidélité inaltérable à l'égard de ses vieux amis - tels que le pianiste Pierre-Alain Goualch et Diego Imbert, vous comprendrez un peu plus loin pourquoi je cite ces deux-là ! - ne s'est jamais démentie, malgré une activité assez trépidante qui n'a cessé de se déployer, au point qu'on a parfois l'impression que le plus lorrain des batteurs marseillais (à moins que ce ne soit le contraire) a disséminé des clones sur les scènes jazz de France, d'Europe et d'ailleurs. Quand j’y pense, je ne sais pas si j'aimerais être réincarné en agenda de Franck Agulhon : vous imaginez le nombre de coups de crayon en pleine face chaque jour ? Une torture… Compagnon de route régulier d'Éric Legnini, Pierrick Pédron, Vincent Artaud, Pierre de Bethmann, Diego Imbert ou encore Christophe Dal Sasso, Franck Agulhon peut aussi se targuer d'une très longue liste d’autres collaborations avec la fine fleur du jazz. 

    En dehors du disque que je souhaite évoquer dans cette note, il est tout de même intéressant de noter que Franck Agulhon est au générique de deux albums réjouissants qui viennent tout juste d’être publiés : Kubic’s Cure (Pierrick Pédron) et Sisyphe (Pierre de Bethmann Medium Ensemble) : on a connu plus déshonorant, n’est-ce pas ?

    Vous me croirez si vous voulez, mais notre homme est resté le même : il est à la musique ce que le sourire serait à un visage. Naturel, d'une sincérité presque émouvante et d'une générosité non feinte qui font de lui un musicien qu'on s'arrache volontiers ! Dans le livre Portraits Croisés - fruit d'un travail réalisé à l'automne 2010 avec mon ami photographe Jacky Joannès pour une exposition éponyme - que je viens de publier sur le site The Book Edition et dont je vous recommande l’acquisition, j'ai écrit un court texte pour chacun des quarante-neuf musiciens mis à l'honneur (je précise en passant qu'on y retrouve,  vous avez deviné… Pierre-Alain Goualch et Diego Imbert, mais bon, vous commencez doucement à comprendre que tout cela n’est pas le fruit du hasard) au premier rang desquels - l'ordre de présentation étant alphabétique - un certain Franck Agulhon. Voici ce qu'on peut lire à son sujet :

    "L'ubiquité radieuse

    Le sourire du musicien est le manifeste radieux d'une désarmante simplicité chez l'homme. Sa présence auprès de tant d'artistes pourrait laisser penser que Franck Agulhon possède le don d'ubiquité. Coloriste des peaux et cymbales, batteur inventif mais jamais simple sideman, il est un organe vital - le poumon - des projets auxquels il s'associe."

    agulhon_franck.jpg

    Notons le mot sideman, qui n'a rien de péjoratif, loin de là, mais signifie que Franck Agulhon n'avait pas, jusqu'à présent, vraiment mis son nom en avant à l'exception d'un duo avec… Pierre-Alain Goualch aboutissant à l'album Tikit en 2005 et de deux albums en solo (avec la présence d’une poignée d’invités amis sur le second volume pour une série de duos) dédiés à son art de la batterie sous le nom de Solisticks en 2008 et 2010. Ces deux disques étant à considérer comme l'illustration concrète d'une approche pédagogique de la batterie dont Franck Agulhon vient de partager l'expérience dans un Drumbook de près de 300 pages qui devrait intéresser plus d'un frappeur de peaux, voire un caresseur de cymbales... et réciproquement !

    Aussi, c'est avec un grand plaisir qu'on trouve un beau matin dans sa boîte aux lettres un disque appelé Post Katrina signé Franck Agulhon himself, dans une formule en trio avec… mais oui, bien sûr, Pierre-Alain Goualch et Franck Agulhon ! Quand on vous dit que cet homme est fidèle en amitié, cette double présence presque constante à ses côtés en est la démonstration flagrante… Un trio qui ne m'était d'ailleurs pas inconnu puisque j'avais déjà croisé sa route le 15 octobre 2012, à la Fabrique, juste à côté du Théâtre de la Manufacture. Il était à l'affiche des apéros jazz de Nancy Jazz Pulsations, sous le nom d'Electrico, et se présentait déjà comme le projet du batteur. Enfin, pourrait-on dire !

    J'écrivais à l'époque pour le magazine Citizen Jazz : "Au-delà de la complicité qui unit depuis bon nombre d’années ces artistes aguerris, il faut saluer une vraie prise de risque : cette musique, loin de caresser dans le sens du poil un jazz tranquille, va chercher ailleurs son inspiration et n’hésite pas à nous bousculer dans notre confort. Elle repose avant tout sur de courts motifs que le trio expose avant de les triturer pour les déformer (parfois au moyen d’effets couplés aux claviers), les répéter et les modeler encore. Avec un grand sourire ! Electrico, c’est un peu l’histoire d’une sculpture sonore vivante, d’une conversation animée sur le fond comme sur la forme. C’est la musique comme on l’aime : vivante, naturelle et spontanée."

    Voici donc la version enregistrée par une formation qui a perdu son nom pour s'appeler logiquement Franck Agulhon… parce que cette fois, il se présente en leader. C'est bien mérité après tout, personne n'ira lui reprocher de vouloir nous raconter sa petite histoire de la musique.

    Franck Agulhon ne m’en voudra certainement pas de dire que dès les premières notes de « 2 Boys », on est comme en terrain connu. Il y a dans la pulsion qui habite le thème les réminiscences de son travail avec Eric Légnini, ce qu’on peut appeler le groove, un mot pas si facile à définir et que, pourtant, le batteur incarne et qu’il sert à merveille dans le trio du pianiste. C’est aussi l’impression d’un mouvement sans fin, sans effort apparent, associé à un plaisir du jeu. Le ton est donné d’emblée et les deux compères associés à cette aventure s’en donnent à cœur joie. Pas un seul instant la tension ne retombera, Post Katrina offre douze séquences assez courtes dont l’enchaînement frénétique est le témoignage d’une volonté d’aller droit au but, sans détours inutiles. Pierre-Alain Goualch engage un combat ludique et obstiné, parfois strident, avec son Fender Rhodes pendant que Diego Imbert dynamite les bases arrières avec la fermeté du drive qu’on lui connaît depuis des années. Agulhon, lui, rayonne et emmène son monde avec l’aisance de ceux qui ne cherchent pas à prouver leur talent, parce qu’ils n’en ont pas besoin, mais plutôt à s’offrir en pourvoyeurs d’instants de vérité. Difficile de résister, par exemple, à ce « Cajun Medium » au balancement contagieux : 2’24 de bonheur d’être tous ensemble. Impossible de ne pas chavirer avec « Froggy », dont le déséquilibre est un peu celui de l’ivresse. On peut aussi se laisser aller à une « Lounge Party » hypnotique, aux confins du jazz et du trip hop, histoire de montrer que le trio ne confit pas sa musique dans le passé mais qu’il est aussi à l’écoute du présent. La coloration de « Lucifer » ou de « Nirva Double » - Goualch s’ingéniant à salir le son de son Rhodes - vient confirmer cette impression d’ouverture à d’autres climats, vers des chemins moins confortables, plus escarpés et, surtout, très prometteurs. Au fil des minutes, le trio semble s’évader, vers un ailleurs où il reste beaucoup à découvrir. Signalons enfin – parce que l’information n’est écrite nulle part – que le trio devient quartet le temps d’un « Wounded » final au parfum de blues, grâce à la présence de Julien Birot à la guitare (ce dernier ayant par ailleurs eu la responsabilité du mixage de l’album). Oui, le blues, comme un retour aux sources.

    Post Katrina s’appelle ainsi, on l’aura deviné, en hommage à la Louisiane, berceau du jazz martyrisé par l’ouragan du même nom en 2005. On peut le comprendre aussi, du point de vue de Franck Agulhon, comme une manière de dire : je sais d’où je viens, je connais mes racines et cette musique continue de vibrer là-bas comme au premier jour. De fait, elle continue de vibrer en moi. Elle me nourrit depuis si longtemps, je lui devais bien cette célébration humble et généreuse à la fois.

    Une célébration qui n’est certainement pas la dernière, c’est tout le mal qu’on souhaite au batteur.

  • En avant, Darche !

    alban darche, orphicube, jazz, pepin et plume, yolkJe prends les devants et présente par avance mes excuses au saxophoniste Alban Darche qui sera certainement consterné par le vilain jeu de mots qui traverse le titre de cette note et dont je ne suis que modérément fier ; et pour le cas peu probable où ce musicien passionnant manifesterait envers moi un minimum d’indulgence - paf, juste à la fin ! - je récidive en guise de conclusion avec un second missile du même calibre. Je sais : ce n’est pas bien mais je ne suis pas parvenu à me dispenser de ce genre de sottises. C'est mon côté Publius Dicax, comme disait autrefois ma prof de latin au collège. Et puis, reconnaissons-le, c’est pour la bonne cause.

    Foin de prolégomènes, sachez que je suis tout à la joie d’un disque qui tourne chez moi depuis plusieurs semaines avec une régularité obstinée, un signe qui ne trompe pas : les mouvements verticaux de mes chères galettes sont le fidèle reflet des attachements du moment, plus ou moins durables. Il y a des disques qu’on écoute une fois, voire deux, et qui inexorablement s’enfoncent vers les profondeurs de la pile en cours - dont l’équilibre est par ailleurs précaire - avant de connaître un sort variable. Leur destin est de trois ordres : soit celui d’un classement alphabétique au cœur de rayonnages multiples et tragiquement poussiéreux qui, parfois, ont pour eux des allures de cimetière ; soit - et ce n’est pas là forcément un purgatoire - ils se verront entreposés dans une antichambre incertaine (mon bureau), dont ils seront peut-être exhumés - mais quand ? - ou pas ; reste la catégorie des happy few, ces disques qu’on ne peut se résigner à ranger, parce qu’ils vous font tellement de bien - de vraies nourritures - qu’il n’est pas envisageable un seul instant de les éloigner de votre platine. Oui, il y a des disques dont on a besoin. En règle générale, ils font aussi l’objet d’une duplication et d’un stockage en vue d’une balado-diffusion intra-auriculaire, tout au long des trajets quotidiens vous menant à votre lieu de travail.

    Perception Instantanée, le nouveau disque de l’Orphicube est de ceux-là, et j’avais envie de lui rendre l’hommage qu’il mérite.

    Voilà en effet un disque qui suit de très près la précédente production - tout aussi réjouissante, je m'autorise à le redire ici - de la bande à Darche, simplement intitulée L’Orphicube et qui se veut la suite d’un répertoire qui ne constituerait finalement qu’un tout : tant qu’à faire, procurez-vous les deux disques, vous ne vous en sentirez que mieux ! A cette différence près que l'éponyme volet numéro 1 était publié sur le label Pépin et Plume du même Alban Darche (dont il constituait la première référence, la seconde étant my Xmas Trax, un formidable disque de Noël engendré par la même bande et que j’avais volontiers glissé dans ma hotte de fin d’année, tant il était réussi et enchanteur, un chouette cadeau dont la version box était illustrée par un texte signé du camarade Franpi, tandis que le petit nouveau voit le jour sur un label exemplaire et jamais à court de très bonnes idées, Yolk.

    Yolk, une bien belle maison qui a publié il y a quelque temps déjà un disque formidable dont je n’ai pas eu le temps de vous parler et qui permet de retrouver deux musiciens de l’Orphicube : je veux parler de JASS, pour John Alban Sébastien Samuel, j’ai nommé messieurs Hollenbeck, Darche, Boisseau et Blaser, quatre francs-tireurs dont les échanges sont d’une richesse qu’on n’épuise pas en trois jours, loin s’en faut. J’ignore si mon relatif silence vis-à-vis de cette pépite me sera pardonné, mais je tiens à faire amende honorable : si JASS ne s’écoute pas de façon aussi limpide que Perception Instantanée en ce qu’il creuse plus profondément des sillons libertaires, il n’en reste pas moins un disque passionnant de bout en bout, une véritable boîte à idées. Punaise, quel quatuor, quels beaux dialogues ! Voilà, c’est dit ! Fin de la parenthèse Yolk...

    Revenons maintenant à Perception Instantanée (après tout, c’est pour ça que vous êtes ici, non ?), un album en tous points réjouissant. J’aimerais pour le définir recourir à un oxymore : parce qu’à son écoute, on est gagné par un drôle de sentiment paradoxal, celui d’un confort imprévisible. Le confort, c’est celui d’un splendide tissu harmonique élaboré par des musiciens dont les sonorités mêlées aboutissent à une alchimie singulière, une formule peu courante pour ne pas dire inédite, soyeuse et chaleureuse. Se croisent en s’entrecroisent un saxophone alto (Alban Darche, le boss, qui signe par ailleurs les compositions et les arrangements), un violon (Marie-Violaine Cadoret), un accordéon (Didier Ithursarry), un piano (Nathalie Darche), trois saxophones ténors (Matthieu Donarier, Sylvain Rifflet – toujours dans les bons coups, celui-là ! - et François Ripoche), anches et cordes exaltées, relevées des épices rythmiques d’une contrebasse (Sébastien Boisseau) et d’une batterie (Christophe Lavergne). Pour ne rien vous cacher, j’éprouve les pires difficultés à ranger cette musique dans une catégorie et c’est très bien ainsi : elle danse - paso doble, valse, reggae, tout ce que vous voudrez pourvu que le mouvement l’habite, encore et toujours - et affiche des couleurs qui sont parfois chambristes, parfois plus populaires, traversées d’élans dont les inspirations sont aussi celles du jazz. Bref on s’y sent bien, il fait chaud dans la maison Orphicube, il arrive qu’on transpire parce qu’on est rarement immobile, mais Dieu que ça fait du bien.

    Confort, donc mais… pas celui d’une maison bourgeoise aux tentures épaisses et aux lumières tamisées : parce qu’il est rare que les choses se déroulent comme on pourrait le penser quand un thème s’annonce et commence à dérouler ses motifs. Alban Darche - dont les compositions, sous leurs airs enjôleurs, sont des constructions complexes qui recourent à des arrangements d’une précision diabolique - aime traverser sa musique d’éléments perturbateurs, de brisures multiples qui rendent son scénario haletant, jamais prévisible. Prenez par exemple « Paso Doble » qui ouvre l’album : vous imaginez des couples qui dansent, leurs mouvements sont synchronisés et empreints de cette raideur affectée par les amoureux du pas de deux. Et puis hop, voilà un type qui doit être un peu éméché et qui s’insinue parmi eux : le saxophone entre en scène, bouscule tout le monde d’un air rigolard, légèrement titubant. On l’a regardé un peu de travers mais finalement, on s’est bien amusé. Et on repart...

    Musique où l’on danse, oui, souvent, mais musique qui parle aussi au creux de l’oreille, ce sera alors une confidanse (cette fois, je vous inflige un néologisme), comme celle de ces « Silhouettes » où le souffle du saxophone semble se poser sur les notes du piano, avant de s’évanouir pour revenir aussitôt, dans un jeu d’ombre et de lumière, puis d’entonner un chant poignant, presque au bord des larmes. Musique intense, qui peut vous prendre aux tripes, comme dans la magnifique tension de « C’Baff » sublimée par un saxophone à vous donner le frisson pour un chorus brûlant ; musique au parfum d’insouciance parfois, avec cet « Abécédaire » charmant, presque enfantin, dont les voix surgissent quand on ne les attend pas. Musique grande classe, comme la bande son d’un film aux accents nostalgiques qui aurait été tourné en noir et blanc pour mieux souligner les éclats invisibles du quotidien et en révéler la part de magie (il est d’ailleurs question de Tim Burton, ce n’est probablement pas dû au hasard). L’Orphicube vous transporte avec son ingéniosité génétique - encore une fois, cet orchestre a un son qui lui appartient totalement, sui generis, comme on dit - et sa forte dose d’onirisme.

    Perception Instantanée, le bien nommé tant la connexion avec ses élans est pour nous immédiate et profonde. Sur le haut de la pile, tout en haut, c’est Darche… ou rêve !