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  • La mer qui avance

    Quelques variations descriptives autour de As The Sea, le nouveau disque en quartet du tromboniste Samuel Blaser.

    blaser_asthesea.jpgSamuel Blaser est un hyperactif et sa discographie récente témoigne d’une créativité plutôt exceptionnelle. A trente ans, le Suisse fourmille d’une foule de bonnes idées, au premier rang desquelles celle qui lui fournit l’occasion d’être l’un des derniers musiciens à collaborer avec le grand Paul Motian, pour le disque Consort in Motion et sa relecture très singulière de l’œuvre de Monteverdi. Mon camarade Franpi avait très justement salué ce travail, ce que j’aurais bien pu faire moi-même, d’ailleurs, quand j’y réfléchis. Néanmoins, je n’avais pas manqué de saluer à peu près à la même époque, c’est-à-dire fin 2011, la parution de Boundless, un enregistrement live en quartet publié sur le label Hat Hut dont l’effet de séduction avait été total. Entouré de Marc Ducret (guitare), Bänz Oester (contrebasse) et Gerald Cleaver, Blaser délivrait un jazz libre et frémissant de vie, affichant ainsi un profond désir d’aller voir ailleurs si nous y étions bien. Ce qui était le cas, assurément...

    Même formation, même label, même stimulation : pour notre plus grand plaisir, le quartet est de retour avec As The Sea, autre démonstration live de son inventivité mais cette fois issue d’un seul concert (et non de plusieurs comme c’était le cas pour Boundless), enregistré au mois de novembre 2011. Un disque en quatre longs mouvements qui s’enchaînent dans une célébration du principe de liberté appliqué au chant des instruments. Voilà une musique captivante, jamais en repos, dont la profonde respiration devient très vite la nôtre.

    Mais attention : au début, ce disque n'est pas sans danger… pour lui-même ! Car l'écoute du premier des quatre mouvements, qui laisse de côté l'idée d'un thème ou d'une suggestion de mélodie à laquelle se raccrocher, pourrait en dérouter plus d'un. Voilà en effet une masse sonore qui avance vers nous, comme une longue vague, porteuse d'une inhabituelle combinaison instrumentale, dont le mouvement est à la fois ample et lent : trombone, guitare, contrebasse, batterie, instruments mêlés, textures changeantes, élaboration de couleurs et installation d'un climat un peu sauvage, un drôle de territoire, sinon hostile, du moins intranquille. Il faut accepter le jeu de l'immersion. Et puis… au bout de quelques minutes, il y a comme de l'électricité dans l'air, à mi-chemin, entre le flux et le reflux : Marc Ducret zèbre l'espace, il plante les premiers appels banderilles de sa guitare convulsive ; une invitation pour Samuel Blaser - qui vient très vite lui répondre - à venir ferrailler, poussé en cela par une une rythmique qui est entrée dans la danse avec ferveur. Blaser esquissera une mélodie avant de laisser à la matière sonore le temps de s’écouler jusqu’à l’extinction... On comprend alors que quelque chose, une alchimie de l'instant, s'est joué devant nous. Si elle avait encore un sens, on serait tenté d'employer l'expression de jazz d'avant garde (ce qui suppose que l'on sache où trouver la garde, un exercice auquel il semble aujourd'hui périlleux et vain de se risquer). Choisissons le qualificatif de jazz organique : on comprendra pourquoi un peu plus loin…

    La fougue imprimée au deuxième mouvement s'inscrit de manière plus explicite dans le sillage du jazz rock électrique de Miles Davis, celui de la période Bitches Brew et de ses longues chevauchées instrumentales. Et c'est là un sacré compliment car, bien loin d'apparaître datée, la musique du quartet de Samuel Blaser se met à vibrer d'un profond groove propulsé par les riffs de Marc Ducret, qui permet au tromboniste d'exprimer avec une toute sa générosité l'étendue de son talent. L'énergie de l'Helvète trentenaire est contagieuse, elle nourrit dans l'instant un savoureux dialogue avec Gerald Cleaver, visiblement conscient d'être, à l'instar de ses petits camarades, the right man in the right place, avant que Ducret, encore lui, tout en éclats dissonnants, ne vienne y mêler son grain de cordes. Derrière, ou plutôt à côté parce que le mot hiérarchie est à bannir de ce quatuor de l'équilibre, on devine la mine réjouie de Bänz Oester rien qu'à la rondeur gourmande de son drive. Pas besoin d'images, la musique suffit. Ces quatre lascars s'y entendent à si bien s'entendre. Leur plaisir est alors le nôtre et l'on pressent qu'une insinuation se fait jour. En ce sens que, de minute en minute, cette musique s'insinue, un phénomène de contamination déjà observé avec Boundless… Ne faudrait-il pas parler, aussi, de musique virale ?

    Le même Oester se voit confier la parole pour assurer la transition avec le troisième mouvement, il est très vite rejoint par un Marc Ducret omniprésent qui poursuit son travail d'exploration, dont les stridences en arrière-plan instaurent un climat inquiet. Mais Blaser accourt auprès d'eux et fait monter la tension, comme s'il s'agissait de retenir le plus longtemps possible, en ménageant le suspens, une explosion inévitable. Celle-ci ne tardera pas, sous le feu des coups de cymbales assénés par Cleaver qui vont dessiner un ciel de cuivre jusqu'au bout. Une machinerie puissante se met en branle, offrant la silhouette d'une étonnante fanfare hallucinée dont le pas serait réglé sur une cadence imprévisible, mais jamais hésitante. Comme s'il s'agissait d'avancer, coûte que coûte, quitte à en bousculer quelques uns sur son passage. C'est le prix à payer quand on libère une telle énergie !

    La conclusion, celle du quatrième mouvement, s'annonce plus chantante, son écriture syncopée et rythmiquement complexe fournit la matière d'un travail collectif d'une grande homogénéité. Blaser virevolte, explore les possibles de son instrument, engage une course joyeuse avec lui-même, avec les autres. Titillé par son phrasé trop enjoué pour demeurer monologue, Ducret rapplique, embarque tout le monde derrière lui (formidable combinaison Oester Cleaver qui crée le foisonnement, quelle générosité !) et libère sa rage contagieuse jusqu'au final. C'est du très grand art, on a parfois l'impression d'avoir assisté en direct à la naissance d'un être vivant. Voilà bien la raison pour laquelle ce jazz constamment sur le fil du rasoir mérite l'épithète organique et peut-être est-ce là, d'ailleurs, la vérité d'un quartet, parfait quadrilatère, dont on imagine que seule une captation live peut rendre compte de la créativité ?

    coupdemaitre.jpgAs The Sea, prenons les paris, s'impose d'emblée, non seulement comme un des albums les plus ébouriffants de l'année, par sa fière liberté, son besoin existentiel d'exploration et la communion de ses acteurs, mais aussi comme une nouvelle preuve de la force fédératrice de Samuel Blaser. Autour de lui, trois musiciens accomplis trouvent une réponse à cette question que beaucoup de leurs pairs, par humilité, se posent souvent : peut-on ajouter quelque chose à ce qui a déjà été dit depuis des décennies en musique ? La réponse semble être oui à l'écoute de l'album parce qu'on se dit qu'il restera toujours une matière vivante à (re)modeler, un moment d'émerveillement à susciter, ceux-ci n'appartenant pas à un univers fini, mais au contraire en expansion. Un espace dont il ne tient qu'à chacun d'entre nous d'ouvrir les portes pour se laisser emporter...

    Et c'est exactement ce qui se passe avec ce disque : on s'émerveille, on se nourrit. Il y a du "coup de maître" dans l’air ! Que demander de plus ? Rien, sinon la suite, très vite, des aventures de monsieur Blaser !


  • Festen again !

    festenfamilytree.jpgBlasphème ! Une fois encore, Festen a trempé sa musique dans un brouet énergétique qui ne refuse pas de laisser mijoter des ingrédients à forte teneur en influences rock et commet le sacrilège, ici ou là, d'une exécution binaire. M'étonnerait pas que ça couine un peu dans le Landerneau du jazz… enfin, dans un certain jazz. Déjà, sur son premier album, le quartet affichait des amours impures en ne refusant pas d'admettre des inspirations où les grands seigneurs du jazz se voyaient titiller les mollets par Portishead, Nirvana, Neil Young, Led Zeppelin ou Pink Floyd.

    Avec Family Tree, deuxième album du groupe (auquel on ajoutera un live au Périscope de Lyon disponible en téléchargement sur le site du groupe), Jean Kapsa (piano), Damien Fleau (saxophones), Maxime Fleau (batterie) et Oliver Degabriele (contrebasse) font mieux que confirmer toute le bien qu'on pensait d'eux. Ils s'affirment et font une magnifique démonstration de maturité avec un disque dont la qualité première est un alliage de sobriété et de densité. Leurs talents individuels auraient pu les inciter à des épanchements lyriques que nul n'aurait eu envie de leur reprocher. Mais non, c'est presque le contraire : le groupe est très économe de ses chorus - c'est même sa marque de fabrique - et le collectif remarquable qui faisait d'emblée la singularité du groupe semble ici encore plus ramassé, la cohésion-fusion crée une puissance d'évocation qui dissipe tous les doutes qu'on aurait pu formuler avant un deuxième épisode qu'il est de bon ton d'attendre au tournant. Plus remarquable encore est la retenue qui semble habiter leur propos - comme s'il s'agissait d'épurer la musique en la délestant de ses notes inutiles - et la spiritualité qui l'habite. Elle trouve son acme dans une composition chair de poule intitulée « Grandfather's Bed », où la musique, très solennelle, comme en suspension, se fait suggestion et le souffle du saxophone ténor devient murmure sur les accords plaqués par un piano concentré d'émotion. Magistral. Tout l'album est parcouru d'un grand frisson, celui qu'on éprouve en découvrant des chants (des chansons, finalement) dont les mélodies finissent très vite par devenir entêtantes, parce qu'elles frappent juste et savent être sans détour. À l'exception de « In motion », tiré de la bande originale du film The Social Network de David Fincher et de « All Apologies », une reprise de Nirvana, toutes les compositions sont signées par le groupe et, c'est une nouveauté à signaler, Festen expérimente un nouvel instrument sur  « Alone With The Driver » avec la voix de la chanteuse Alison Galea. Un peu plus de 45 minutes de musique tendue, vibratoire, à la saine énergie contagieuse.

    Puissance et concision lyrique chez Damien Fleau, enluminures hypnotiques et solaires du jeu de Jean Kapsa (dont on recommandera les 100 impromptus quotidiens enregistrés entre août et décembre 2012), groove musclé de la paire Oliver Degabriele / Maxime Fleau, ainsi pourrait-on dire en quelques mots les attraits d'un groupe qui, redisons-le, séduit par sa généreuse unité. Mais aussi par une gravité qu'on peut comprendre comme l'expression d'une vision lucide du monde dans lequel nous vivons et d'une quête d'un ailleurs moins superficiel.

    Ah, j'oubliais de préciser aussi que je suis un petit veinard : j'ai reçu Family Tree la semaine dernière et je pense faire partie des premiers à l'avoir écouté (le disque sortira en version numérique le 18 février et sous forme physique un peu plus tard). Ce privilège s'est doublé d'une surprise (et aussi d'une vraie émotion, je ne peux pas le cacher parce que c'était totalement inattendu), celle de voir mon nom cité dans la liste des personnes remerciées sur la pochette de l'album ; j'imagine que les musiciens de Festen voulaient marquer ainsi leur reconnaissance, parce que je les soutiens depuis le début. Mais je ne sais pas si tout cela est bien mérité. La seule chose que je voudrais souligner ici pour dissiper d'éventuels doutes quant aux raisons de mon engouement pour cette nouvelle production de Festen, c'est que dès l'origine, je me suis senti totalement en phase avec sa musique : elle possède l'énergie du rock avec lequel j'ai grandi et qui m'a nourri, ce rock dont je ne me suis jamais éloigné parce qu'il est un de mes organes vitaux ; elle a de plus toute l'imagination et la liberté qui m'ont fait aimer le jazz et tourner quelques unes de ses plus belles pages (un livre tellement épais que jamais je ne parviendrai au bout, je le sais bien. Si je peux boucler plusieurs chapitres, ce sera déjà une belle aventure), inépuisable réserve de surprises empreintes de magie intranquille. En d'autres termes, je me contrefiche de savoir si Festen est à classer dans le tiroir des héritiers de E.S.T. et de The Bad Plus (j'aurais d'ailleurs beaucoup de mal à accepter qu'on puisse leur reprocher une telle filiation qui ne manque pas d'allure), s'ils avancent au carburant binaire ou ternaire, s'ils doivent jouer comme ci ou comme ça, se couler dans le moule de telle ou telle école... Tout cela n'a que bien peu d'importance parce qu'ils possèdent l'essentiel : ils savent insuffler la vie, et basta !

    Alors plutôt que de ruminer une rancœur hors de propos - comme ne manquent pas de le faire certains professionnels de l'écriture jazzifiante à intervalles réguliers, je viens encore de le constater tout récemment dans un magazine spécialisé - dans un pré-carré qui, comme son nom l'indique, ne tourne plus vraiment rond à force de se regarder penser, je me dis qu'il est urgent d'accorder à cette génération de musiciens toute notre confiance. Pour leur belle énergie, pour leur volonté affichée de repousser les cloisons sans pour autant provoquer l'effondrement d'une si belle maison, pour leur capacité à attirer vers eux un public qui pourrait juger rebutante l'approche par trop entomologiste, voire élitiste de quelques exégètes sourcilleux ; et ce faisant lui donnant la possibilité de partir à la découverte de ce monde qu'est le jazz à lui tout seul, pour toutes ces raisons j'ai voulu ici tirer une nouvelle fois un grand coup de chapeau aux quatre musiciens de Festen. Jean, Damien, Maxime, Oliver, vous avez bien raison de vous battre avec autant d'élégance et de partager avec nous votre engagement personnel, Family Tree est un disque grande classe et une nouvelle preuve de votre talent. Et c'est à moi, cette fois, de vous dire merci.

    Encore !