Africa / Brass Sessions
Quinzième édition (eh oui, le temps passe si vite…) du rendez-vous désormais trimestriel que nous donne le Z Band, collectif spontané – et moins virtuel qu’il n’y paraît – ayant pour passion commune la musique en général et le jazz en particulier. Lorsqu’un l’un d’entre nous a lancé l’idée de l’Afrique comme sujet de rédaction, mon choix fut vite fait, l’hésitation n’était pas de mise. D’autant que ce mois de juin 2011 est l’occasion de fêter le cinquantième anniversaire d’un enregistrement fascinant.
Afrique… Africa… Africa / Brass Sessions… John Coltrane.
On me pardonnera, je l’espère, une certaine volonté de concision lorsqu’il s’agira de situer cet enregistrement du saxophoniste dans une carrière météorique. Une note entière n’y suffirait pas : quelques spécialistes ont savamment étudié son parcours et je ne peux que vous recommander la lecture du John Coltrane, Sa vie, sa musique de Lewis Porter sorti aux Etats-Unis en 1999 et publié en 2007 dans sa version française aux éditions Outre Mesure. Une somme qui passionnera non seulement les musiciens mais constituera pour tous une belle porte d’entrée dans l’univers de Coltrane. Pour ce qui est d’une approche discographique, on peut se reporter au site officiel, mais aussi faire un petit tour par ici.
Nous sommes donc au printemps 1961. John Coltrane arrive au terme de son contrat avec Atlantic (dont on peut écouter la totalité des disques, assortis de quelques pépites inédites, dans le coffret The Heavyweight Champion) : deux années particulièrement riches, celles qui l’ont vu s’envoler comme leader incontesté après une période dense de tous les apprentissages, parsemées d’un nombre impressionnant de sessions pour le compte du label Prestige (des enregistrements qui ont eux-mêmes fait l’objet d’une réédition sous la forme d’une somptueuse intégrale en 16 CD), mais aussi de son éclosion au sein du quintet de Miles Davis (oserez-vous confesser n’avoir jamais entendu parler de Kind Of Blue ?). A partir de 1959, le saxophoniste va vraiment avancer à pas de géants et se forger un univers hors du commun, progressivement habité d’une très forte spiritualité. Sa réappropriation en octobre 1960 d’un thème tiré d’une chanson populaire, celui de « My Favorite Things » issu de la comédie musicale The Sound Of Music, en est peut-être l’illustration la plus symptomatique. Car non seulement Coltrane y bouleverse la tradition du saxophone soprano, comme s’il s’agissait de réinventer l’instrument, mais il crée l’envoûtement par une version longue et tournoyante, hypnotique et enchantée, qui n’en finit pas de fasciner, plus de cinquante ans après. John Coltrane, inexorablement, entre dans la légende du jazz ; il devient même le sujet d’un article dans le magazine Time. Il y a chez lui quelque chose qui relève alors de la magie.
En ce 23 mai 1961 donc, date de la première session d’Africa Brass, l’activité de John Coltrane est particulièrement intense car viennent s’y entrecroiser les différents chemins qu’il a dû emprunter comme par nécessité : quelques jours plus tôt, les 20 et 21 mai plus exactement, il est pour la dernière fois de retour en studio avec Miles Davis pour l’enregistrement de deux titres : « Someday My Prince Will Come » et « Teo ». Deux jours plus tard, le 25 mai, il solde son contrat avec Atlantic et met en boîte Olé, qui résonne de l’influence espagnole : la longue composition éponyme (qui occupe à l’origine toute une face du 33 tours) est basée sur un chant populaire connu sous les titres de « Venga Vallejo » ou « El Vito ». Mais Coltrane, travailleur forcené, vient de signer avec un autre label propriété de la Paramount : Impulse. Ce sera d’ailleurs son dernier contrat et rétrospectivement, on associe cet engagement avec tout ce qui fera l’identité Coltranienne : l’innovation, la marche en avant, une quête sans relâche vers une musique qui soit une et universelle, celle d’un cri vital. Autant dire que le premier enregistrement pour le compte d’Impulse revêt une importance capitale. Il s’agit, bien plus qu’un envol, d’une véritable ascension vers des sommets dont il ne pourra jamais revenir. Le climax de cette dernière étape d’une durée de six ans aura probablement été l’année 1965, d’une fécondité confondante et sans véritable équivalent dans l’histoire du jazz.
La lecture du livre de Lewis Porter nous rappelle la passion que Coltrane vouait aux musiques du monde entier : « L’intérêt pour les gammes et modes venus d’Inde et d’ailleurs était indissociable de la mission plus large qu’il s’était assignée, celle de découvrir les universaux de la musique ». Coltrane aimait beaucoup Ravi Shankar (son propre fils ne s'appelant pas Ravi pour rien...) dont l’aspect modal de son art le fascinait. « Il y a beaucoup de musique modale qui est jouée chaque jour de par le monde. Elle est particulièrement évidente en Afrique mais, que vous vous tourniez vers l’Espagne ou l’Ecosse, vers l’Inde ou la Chine, c’est encore elle que vous retrouvez à chaque instant. Si vous voulez bien regarder au-delà des différences de styles, vous constaterez qu’il existe une base commune ». L’Afrique donc, ce berceau dont Coltrane a étudié les musiques, en particulier par les enregistrements du percussionniste Michael Babatunde Olatunji (en 1962, John Coltrane composera pour lui le splendide « Tunji »). Il est donc manifeste que le saxophoniste semble s’imprégner véritablement des influences africaines, qu’il assimile de façon régulière. On en retrouve deux témoignages directs : dans la composition « Dahomey » d’une part, sur l’album Olé, et qui aurait été inspirée par un enregistrement in situ de deux chanteurs africains ; et puis, bien sûr, dans « Africa », cœur de ces Africa / Brass Sessions interprétées en grande formation.
Pour faire aboutir le projet ambitieux de ces Brass Sessions, John Coltrane va en effet réunir un grand ensemble qui vient souffler sur son quartet (McCoy Tyner au piano, Elvin Jones à la batterie, Reggie Workman à la contrebasse) un vent chaud, organique et soyeux, donnant encore plus d’épaisseur à sa musique. Il y a là Eric Dolphy (au saxophone alto, à la flûte et à la clarinette basse) qui s’implique aussi assez largement dans l’orchestration ; une section complète de cors anglais, un tuba, un euphonium ; Booker Little et Freddy Hubbard et leur trompette ; parfois la contrebasse est doublée, par Paul Chambers ou Art Davis. Comme le souligne Lewis Porter, Coltrane voulait davantage se concentrer sur la mélodie, le rythme devenant alors un point de départ. « J’ai un disque africain à la maison et ils chantent ces rythmes, certains de leurs rythmes ancestraux, alors j’en ai emprunté une partie et je l’ai donnée à la basse. Elvin joue une partie et McCoy s’est arrangé pour trouver quelque chose à jouer, des sortes d’accords. (…) Je n’avais pas de mélodie non plus, je l’ai inventée en cours de route ».
La journée du 23 mai 1961 constituera en réalité la première de deux sessions, la seconde se déroulant quelques jours plus tard, le 4 juin. John Coltrane enregistre d’abord « Greensleeves », un chant traditionnel anglais qui se présente comme une valse et vient s’enchaîner naturellement à celle de « My Favorite Things », quelques mois plus tôt. Pas totalement satisfait de cette première version, Coltrane en souhaitera une seconde, non sans avoir préalablement mis en boîte « Song Of The Underground Railroad », une composition née de ses recherches autour de la musique folklorique du XIXe siècle. Il restera ce jour-là peu de temps pour enregistrer « Africa » qui fait suite à une quatrième composition intitulée « The Damned Don’t Cry ». « Africa » et ses deux lignes de contrebasse, « Africa », massif et dense. « Africa » comme dans un souffle. Encore un choc.
Comme il en avait l’habitude, Coltrane est rentré chez lui avec, sous le bras, l’enregistrement de cette session. Et même si l’ensemble lui apparut alors satisfaisant, il ressentit le besoin de revenir sur « Africa », d’autant qu’un nouveau rendez-vous en studio était d’ores et déjà programmé pour le 4 juin. Et c’est une formation légèrement différente (une trompette et un cor en moins, Art Davis prenant la seconde contrebasse à la place de Paul Chambers, …) qui commencera par enregistrer « Blues Minor » avant de s’attaquer à deux nouvelles versions de « Africa » : celles-ci diffèrent par bien des détails de la première. Sans entrer dans une exégèse fastidieuse : les cors sont plus mis en avant, Eric Dolphy joue du saxophone alto et ajoute quelques cris. Il semble qu’une plus forte énergie parcoure l’ensemble, ce qui rejaillit bien entendu sur le jeu de Coltrane. Et tout l’intérêt de la réédition en 1997 de ces deux journées atypiques sous la forme d’un double digipack intitulé The Complete Africa / Brass Sessions est de nous permettre, entre autres, de comparer trois versions d’une même œuvre, d’en apprécier les variations subtiles et de faire le constat de l’exigence qui guidait chacun des projets du saxophoniste. Et ce d’autant plus qu’elles sont le témoignage (avec Ascension en 1965) d’une de ses rares incursions vers une musique orchestrale.
On l’aura compris, le cœur de ces deux sessions, leur colonne vertébrale, ce qui nourrit en réalité l’ensemble du disque est bien « Africa » (et n’enlève rien au reste du disque, bien entendu), longue composition, de 14 à 16 minutes selon les versions, qui gronde d’une pulsion magnifiquement transmise par les contrebasses et la batterie pendant que la section de cuivres lance de longs appels vibrants, comme autant de cris d’animaux sauvages, ceux-ci nous conduisant dans une jungle incertaine, tantôt redoutable, tantôt splendide. La musique dessine des paysages majestueux, une course effrénée commence devant nous. John Coltrane y est incantatoire, déchirant, magistral. On le ressent tellement habité, parcouru d’un souffle vibratoire qu’on en vient soi-même à retenir notre respiration. Elvin Jones nous offre de son côté un chorus lumineux, qui s’éteint sur le battement de la contrebasse avant la reprise du thème final. Un joyau de plus, en attendant les suivants.
A l’écoute de cette musique enregistrée voici maintenant 50 ans, on comprend très vite que les années qui ont suivi auront été celles d’une musique hors de toutes les normes, une musique qui fera voler en éclats tous les cadres usuels. Quelques mois plus tard, du 1er au 5 novembre, John Coltrane investira le Village Vanguard de New York et bouleversera une fois de plus les codes en vigueur, inventant de nouvelles règles du jeu. Une deuxième pièce majeure à verser au dossier Impulse, qui a réédité en 1997 l’intégralité de ces soirées sous la forme d’un coffret de quatre disques : rien moins qu’essentiel, tant il nous dit le caractère séminal de ces heures. Le Coltrane de la folie débridée est en germe. Et s’il n’y interprète pas « Africa » (seul « Greensleeves » est intégré au répertoire), Coltrane fait la démonstration d’une force presque surhumaine, d’un engagement total – comme originel – et imprime à son art une spiritualité qui ne cessera de grandir durant les six années à venir.
Aucun doute : la pulsion de l'Afrique – car c’est elle notre sujet du jour, ne l’oublions pas – aura très certainement contribué pour beaucoup à cette évolution foudroyante du saxophoniste, comme par l’injection dans les veines de John Coltrane du sang de la vie… Le plus bel hommage qu’il pouvait rendre à ce continent meurtri.
Assez parlé, on écoute maintenant : "Africa" (version 3), extrait de la session du 4 juin 1961
John Coltrane (saxophone ténor), McCoy Tyner (piano), Reggie Workman & Art Davis (contrebasse), Elvin Jones (batterie), Eric Dolphy (bass clarinet), Booker Little (trompette), Britt Woodman (trombone), Carl Bowman (euphonium), Bill Barber (tuba), Pat Patrick (saxophone baryton), Julius Watkins, Donald Corrado, Bob Nothern & Robert Swisshelm (cor anglais).
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