Art Sonic et vieilles mélodies
Je suis un peu ennuyé, pour ne rien vous cacher. J’avais prévu d’évoquer ce disque un peu plus tard, au moment de sa sortie. Soit le 3 mars prochain... J’ai longuement hésité, tiraillé entre l’intérêt d’une concomitance bienvenue et cette drôle de nécessité qui, parfois, me gagne et me pousse à balayer d’un revers de manche les arguments qu’on opposera à mon impatience. Tant pis, j’ai choisi de ne pas attendre, parce que c’est ici et maintenant. J’espère que les musiciens dont il est question dans ces quelques lignes ne m’en voudront pas, sachant qu’ils pourront compter sur mon obstination pour rappeler l’existence d’un très beau disque à votre bon souvenir le moment venu.
L’Ensemble Art Sonic est décidément une association de bienfaiteurs comme on en trouve peu de nos jours. Comment qualifier ces cinq musiciens (augmentés pour l’occasion d’un sixième) qui semblent avoir la capacité d’échafauder de toutes pièces un monde singulier, un univers engendré dans le sourire de ceux qui savent qu’ils jouent juste et peuvent parler en droite ligne au cœur du plus grand nombre ? Des architectes ? Des magiciens ? Oui, sans nul doute. Peut-être vous rappelez-vous les beautés de Cinque Terre, disque qui avait vu le jour à l’automne 2013 et dont je considérais à l’époque qu’il était la marque des grands. J’écrivais à son sujet : « Cette présence intriquée du souffle, des sonorités organiques et des rythmes fascine sans jamais faiblir. Tout autant musicale que picturale, l'expression artistique de l'Ensemble Art Sonic est de celles qu'on aime par dessous tout parce qu'elle libère notre imagination tout en nous conviant à un voyage dont chaque étape est la source de nouvelles découvertes ». Il faut dire qu’on trouvait à la manœuvre ces deux complices que sont Sylvain Rifflet (clarinette) et Joce Mienniel (flûte) dont on connaît, entre autres réussites éclatantes, le quartet Alphabet du premier. Souvenons-nous de ses deux réalisations : un premier disque en 2012, puis un successeur en 2015 au titre évocateur de sa construction savante, Mechanics. Entre les deux avait vu le jour Perpetual Motion, en hommage au Clochard Céleste Moondog et en collaboration avec le saxophoniste américain Jon Irabagon.
Toutes les formations où s’illustrent Rifflet et Mienniel ont quelque chose d’un peu futuriste, au sens où l’écoute de leur musique distille un parfum d’inouï. Oui, ces musiciens-là inventent, tracent de nouveaux chemins qu’on suit non sans un vrai émerveillement. Leur parcours a des airs de sans-faute…
C’est dire que la parution chez Drugstore Malone d’une nouvelle histoire intitulée Le bal perdu peut surprendre, pour ne pas dire qu’elle nous prend presque à contre-pied. Imaginez donc que l’Ensemble Art Sonic – dont les autres valeureux membres sont Cédric Chatelain (hautbois et cor anglais), Baptiste Germser (cor) et Sophie Bernado (basson) – ont cette fois choisi de regarder dans le rétroviseur pour célébrer la musique dite de « bal populaire ». Aussitôt, on croit entendre un accordéon et une valse musette, on devine des couples enlacés et souriants parmi une foule joyeuse, fêtant la promesse d’un avenir plus radieux. Il règne une ambiance d’après-guerre, un peu nostalgique mais pas trop, à la simple évocation de Jo Privat et de son Balajo, Gus Viseur, Louis Ferrari ou Emile Carrara. C’est bien simple : pour ce qui me concerne, je ne sais pas si en l’absence d’un tel hommage, j’aurais eu la tentation de me replonger dans ce répertoire un peu suranné poussé par une poignée d’accordéonistes d’une autre époque : « Allez, glissez / Allez ! Roulez », « Avalanche », « Flambée montalbanaise », « Reines de musette », « Valsajo », « Volubilis »… Vous avez tous en mémoire au moins l’une de ces mélodies.
La force de l’Ensemble Art Sonic est là, qui redonne leurs lettres de noblesse à des chansons qu’on avait parfois tendance à considérer avec une pointe de condescendance. Souvent, c’est vrai, le mot « populaire » est mal considéré. Mais ce club des cinq pas comme les autres, qui joue entre deux fous-rires, devenu clan des six avec l'adjonction du Basque Didier Ithursarry à l’accordéon, passe en revue avec un grand bonheur et beaucoup de respect pour leurs matrices des thèmes qu’on croyait perdus (comme le bal ?), aux côtés desquels ils ont convié quelques chansons de Boris Vian (« Java des bombes atomiques »), Marc Perrone (« De dame et d’homme »), Serge Gainsbourg ( « Papillons noirs » et une saisissante version de « La javanaise »), Django Reinhardt (« Montagne Sainte-Geneviève ») et Aldo Romano (fin mélodiste s’il en est, comme le prouve la reprise très juste de son « Il camino). Sans oublier cette chanson dont la musique est signée Gaby Verlor, à l’origine composée pour Bourvil mais d’abord interprétée par Juliette Gréco en 1961 avant que l’acteur ne la reprenne à son compte : « C’était bien… au petit bal perdu » et qui aura inspiré le titre du disque. Et puisqu’il est question de Bourvil, comment résister à l’émotion de cette « Ballade irlandaise » dont le thème est interprété au cor pendant que l’accordéon semble s’être confondu avec les autres instruments à vent. Une valse, une de plus sur ce disque qui en déborde, enchanteresse et servie comme chacun des titres par une interprétation pétrie d’une grande tendresse et surtout, d’une incomparable délicatesse. Le souffle des musiciens est bien un souffle amoureux, une déclaration faite à des mélodies qui, sous leurs arrangements soyeux, accèdent dans une élégance discrète à une sorte d’éternité. L’accordéon de Didier Ithursarry vole quant à lui au-dessus des cinq musiciens de l’Ensemble Art Sonic, il danse, virevolte, se fait parfois plus confident, parle au creux de l’oreille. Il est chez lui…
L’Ensemble Art Sonic a réussi ce petit prodige de tendre un fil d’une infinie douceur mais d’une solidité éprouvée entre des époques qu’on pensait irréconciliables. Ce temps d’avant, perçu souvent à tort comme meilleur, et un aujourd’hui porteur d’inquiétude face aux défis d’un monde en mutation. Joce Mienniel, Sylvain Rifflet, Cédric Chatelain, Baptiste Germser, Sophie Bernado et Didier Ithursarry nous invitent – à travers mélodies et valses tournoyantes, mais jamais insouciantes – à ne pas oublier d’où nous venons pour mieux nous convier à une nécessaire réconciliation avant de regarder devant nous. Tel est peut-être le sens à donner à ce Bal perdu dont le charme ne manquera pas de vous séduire.
Allez, glissez ! Allez, roulez !
PS : en 2015, mon cher Citizen Jazz a publié le photoreportage d’un concert donné par cette formation à l’Atelier du Plateau. C’est ICI.