Imaginons qu'un magazine culturel me confie la rubrique jazz de ses pages « Disques » et que mon travail consiste à sélectionner, chaque semaine, un album. Imaginons encore que je dispose pour cela d'un espace plutôt limité (au grand maximum une colonne) et que, par conséquent, j'ai l'obligation d'opérer une sélection assez draconienne parmi l'ensemble des productions qui me seraient adressées en vue d'une possible chronique. J'ai bien dit : imaginons. Parce que tel n'est pas le cas bien sûr, et que je ne possède pas le talent requis.
Si tel était le cas, donc, me viendrait-il à l'idée de sortir ma plus belle plume pour dénigrer un peu sournoisement un artiste avéré et, de manière très condescendante, le qualifier de « propret », dire de lui qu'il n'est pas « un foudre » et nous expliquer que son dernier projet manque de « vigueur et nécessité » ? Alors que je sais pertinemment qu'il connaît son sujet sur le bout des doigts et que sa réalisation témoigne d'un amour vrai de la musique et de beaucoup d'humilité et d'une immense dose de respect ? Tel le camarade de classe qui vous fait un croche-pied quand vous passez devant l'instituteur, est-ce que je reconnaîtrais au travail de ce musicien une « saveur jazzique » de manière très parcimonieuse, lui refusant le droit d'entrée dans le grand hôtel du jazz, comme un physionomiste chargé de refouler les intrus à l'entrée d'un casino ? Est-ce que je me risquerais à un hors sujet en cherchant à tout prix à ranger mes disques dans les boîtes étriquées d'une classification dépourvue de sens et d'intérêt ?
Ou, conscient du poids de mes mots, est-ce que je choisirais la voie de l'enthousiasme pour évoquer sans retenue ce que j'aime, parce que la place est chère et le temps trop court pour m'accorder le droit de laisser s'épancher un peu de ma bile scripturale ? Quitte à ne pas parler de ce qui ne m'a pas plu ni fait vibrer ? Taire plutôt que dénigrer.
Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de mon propos : je ne revendique aucune tiédeur, les débats pour ou contre sont passionnants et souvent riches de contenus, il existe même des magazines qui y recourent régulièrement. Non, ce qui me gêne énormément, c'est ce sentiment qu'en me donnant à lire, on règle des comptes, un peu sournoisement, sans vraiment le dire.
En attendant, je file à Paris pour me régaler les oreilles et applaudir l'Orchestre National de Jazz dirigé par Daniel Yvinec qui rendent hommage à ce grand monsieur qu'est Robert Wyatt.