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antoine herve

  • Rolling Antoine

    cover.jpgJe dois bien avouer que ce n’est pas sans un soupçon de crainte que j’ai glissé une première fois dans le lecteur ce nouveau disque d’Antoine Hervé, un musicien qui a déjà fait l’objet de menus travaux d’écriture de ma part, ici ou . Non en raison du pianiste lui-même, dont les qualités de musicien, chef d’orchestre, arrangeur, explorateur, mais aussi de pédagogue – lui dont les Leçons de jazz sont de petits modèles d’enseignement ludique qu’il faudrait inscrire au programme des collèges – sont nombreuses et reconnues, mais plutôt parce que le sujet de ce Complètement Stones semblait périlleux à mes oreilles. Pourtant, les deux ou trois personnes qui me lisent de temps à autre savent que je suis un adepte des frontières musicales à franchir sans retenue, et que je ne fais nullement partie de ceux qui déplorent comme certains la popisation du jazz, voire son abâtardissement qui serait le fruit d’un croisement contre nature avec d’autres formes de musiques jugées impures ou vulgaires, comme le rock. C’est même le contraire : le rock, je viens de là, j’ai grandi avec, je le revendique et  il continue de me nourrir ; dans mes plus vieux souvenirs résonnent mille chansons estampillées rock dont celles, forcément, des Beatles ou des Rolling Stones. Tout remonte au milieu des années 60, si lointaines et si proches à la fois... Mais justement, sachant qu’Antoine Hervé et moi-même sommes de la même génération (je suis né 366 jours avant lui), je suis bien placé pour savoir combien notre enfance peut susciter de visions nostalgiques (et souvent faussées) du passé et confire nos vieilles amours musicales dans une idéalisation de mauvais aloi. Or, guidé par une tendresse infinie, celle qu’il voue à son frère aîné  Jean-Pierre, disparu lorsque lui-même avait quinze ans, ce frère qui « gavait tout le monde » avec les Rolling Stones découverts dès leur premier single, ce frangin grâce auquel il avait pu faire le bœuf avec les mêmes Stones en 1973 au studio Pathé Marconi de Boulogne Billancourt ; guidé aussi par sa propre richesse intérieure et la lumière qui ne manque jamais de jaillir des notes de son piano, Antoine Hervé n’est pas tombé dans le piège d’une série de reprises plus ou moins fidèles à leurs originaux. Pas le genre de la maison Hervé. Plus simplement, dans une formule épurée en trio sans chanteur ni guitare, donc dans une formule très éloignée des codes du rock, le pianiste nous invite à une ballade instrumentale sensible – une sorte de dictionnaire amoureux – où les chansons signées Jagger-Richards vivent une vie différente, presque sublimée, une vie en jazz irriguée par ce blues natif qui est lui-même au cœur de l’histoire des glimmer twins.

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  • Parle à Monk...

    Leçon de jazz - Thelonious Monk.jpgVous allez me dire que je radote… A la fin de l’année 2012, j’avais déjà évoqué les Leçons de Jazz d’Antoine Hervé afin d’en souligner les plaisirs : érudition, pédagogie, humour mêlés dans cette relation si particulière, très gourmande, que le pianiste entretient avec la musique. Ce billet que j’avais intitulé « Les élucubrations d’Antoine » prenait place à une époque où notre distingué professeur - lui-même musicien virtuose, aussi ne vous fiez pas à son apparente bonhommie, ce type-là est un sacré client - avait déjà publié quatre DVD relatant les hauts faits de ses désormais fameux concerts commentés : figuraient à son tableau d’honneur plusieurs géants comme Wayne Shorter, Antonio Carlos Jobim, Oscar Peterson ou Keith Jarrett. Depuis, ce palmarès s’est étoffé puisqu’ont été épinglés par maître Antoine les pianistes Bill Evans et Dave Brubeck et, tout récemment, géant parmi les géants, l’inclassable et imprévisible Thelonious Monk, encore un pianiste, un musicien hors normes qui marquera l’histoire de la musique du XXe siècle de son empreinte, qu’on peut sans prendre trop de risques ranger dans la catégorie des génies et qui continue aujourd’hui encore, bien que disparu en 1982 après une dizaine d’années de silence, à souffler sa singularité sur pas mal de productions contemporaines. Il n’y a pas si longtemps par exemple, le saxophoniste Pierrick Pédron lui dédiait un Kubic’s Monk en trio d’une urgence magnifique ; un exemple parmi beaucoup d’autres, qui venait nous rappeler l’éternelle jeunesse de ce compositeur dont les merveilles feront l’objet d’innombrables découvertes pendant de très très longues années encore, j’en fais ici le pari. Et inversement, il faudrait qu'un jazzologue pointilleux fasse le compte des reprises d'une composition telle que « Round Midnight », dont le titre traduit fut celui d'un film de Bertrand Tavernier en 1986. On serait étonné !

    Puisqu’il est question de pianistes, j’en profite pour glisser ici une information pratique qui pourrait en séduire quelques un(e)s parmi vous. Un coffret de six DVD regroupant cinq leçons de jazz à un prix somme toute très raisonnable (un peu plus de 30 €) a récemment vu le jour : je n’ai aucune action dans la maison Hervé, mais si j’étais vous, je sais ce que je ferais… Pensez-donc : Oscar Peterson, Bill Evans, Dave Brubeck, Keith Jarrett et… Thelonious Monk dans un emballage certes plus minimaliste que celui de la collection habituelle, mais avec toute la mise en scène qui nous plaît tant depuis le début. Antoine Hervé, raconte la vie des musiciens, décortique leur répertoire, donne des informations techniques et, il faut le souligner, prend un plaisir énorme à la pratique d’un exercice qu’il ponctue de nombreux thèmes qu’il joue lui-même avec la verve qu’on lui connaît. Cerise sur le gâteau : dès qu’il interprète une composition, un plan fixe du clavier (et donc de ses mains) s’affiche en haut de l’écran, contribuant à mettre encore mieux en scène la leçon ainsi donnée et à l’illustrer d’une sautillante chorégraphie digitale. Ah si j’avais pu recevoir de tels cours de musique à l’époque où je m’ennuyais au collège… Mais ceci est une autre histoire.

    Revenons plutôt à Thelonious Monk (dont Antoine Hervé nous rappelle qu’on le surnommait parfois Melodious Tonk, en raison de sa capacité à mettre en musique les bruits de la ville et notamment la circulation automobile et les klaxons des voitures) : un type bourru, pince sans rire, profond, rêveur, mystérieux, qui voyait tout mais ne disait rien, et qui portait à l'annulaire une bague sur laquelle était inscrit son nom. Et quand il retournait sa main on pouvait lire : « know ». Voilà qui ne s’invente pas… Monk, né en 1917, avait suivi Barbara, sa mère évangéliste qu’il accompagnait en jouant de l’orgue, il avait lui-même appris la musique « sur l’épaule de sa sœur » Marion. Les femmes compteront d’ailleurs beaucoup dans sa vie puisqu’outre Nelly son épouse, il ne faut pas oublier la princesse Pannonica, bienfaitrice de bien des musiciens. Monk, dandy, toujours bien habillé, adepte des chapeaux, mais casse-cou aussi, un caractère entier qui pouvait payer de sa personne quand il s’agissait de prendre la défense de ses amis victimes de brutalités dans une Amérique d’apartheid. Un musicien de la révolte. Avec Charlie Parker et Dizzy Gillespie, il fut l’un des inventeurs du be-bop : il renouait en cela avec une tradition africaine, sans vraiment en être conscient, il jouait le jazz noir par excellence et c'est dans la danse qu'il trouvait la transe jusqu’à la perte de l’équilibre.

    Tout Monk est là, dans la syncope et dans l’idée de quelque chose d’asymétrique. Chez lui, la suggestion et l’ellipse sont les plus importantes, elles sont au cœur de son processus créatif qui le voit inventer des techniques basées sur des résonances et des dissonances qu’il fait naître en retirant des notes « évidentes ». Le pianiste compose une musique à la fois populaire et complexe, où la surprise règne en maîtresse absolue ; Monk était - et demeure - un musicien atypique qui aura mis du temps avant d’être reconnu, un artiste assoiffé d’expériences sur le son et les matériaux dont il aimait a tester les vibrations, en précurseur des recherches acoustiques.

    Tout cela - et bien d’autres choses encore, je vous laisse par exemple découvrir cette séquence drolatique durant laquelle on comprend comment le pianiste trouvait les titres de ses compositions - cette nouvelle Leçon de Jazz le raconte, durant une heure et demie qui passe à la vitesse de l’éclair. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, le DVD est doublé d’un CD du concert en hommage à Thelonious Monk qu’Antoine Hervé avait donné en décembre 1997 à la Cité de la Musique.

    Dans un article qu’elle consacre sur le site des Dernières Nouvelles du Jazz au coffret dont je parlais plus haut, ma consoeur Sophie Chambon a trouvé une formule que je reprends volontiers à mon compte : « Ludidactique » en un mot, tel est le résultat de cette histoire de séduction et de musique.

    C’est bien dit ! Et maintenant, j’attends un nouveau rendez-vous et si j’avais une suggestion à faire, je pousserais volontiers la candidature de John Coltrane sur l’échiquier des leçons de jazz d’Antoine Hervé. Je dis ça comme ça, en passant...

  • Les élucubrations d’Antoine

    herve-wayne-shorter.jpgJe ne voudrais pas laisser filer ce dernier jour de l’année sans avoir adressé un petit clin d’œil à un pianiste dont la récente production discographique (mais pas seulement, on le comprendra assez vite) aura été la source d’un vrai ravissement. Et j'aimerais par avance présenter mes excuses à Antoine Hervé qui pourrait m’en vouloir d’avoir travesti son travail de grande qualité sous une expression un peu narquoise qui a donné son titre à cette note. Qu’on se le dise, c’est l’imagination du musicien qui se trouve ici habillée en élucubrations, à prendre peut-être dans leur sens secondaire d'un « ouvrage composé à force de veilles et de travail ».

    Je ne m’appesantirai pas ici sur la biographie du monsieur qui, plus qu’un pianiste, est un éminent compositeur arrangeur, féru d’improvisation : elle est très éloquente et nous montre à la fois l’étendue de ses collaborations, incluant la direction de l’Orchestre National de Jazz à la fin des années 80, aux côtés des plus grands noms du jazz tels Quincy Jones, Chet Baker, Carla Bley, Gil Evans... et beaucoup d’autres, et de ses sources d’inspiration qui vont bien au-delà du jazz et passent par le rock, la musique classique, les musiques du monde... On pourrait définir Antoine Hervé comme un amoureux gourmand de toutes les musiques. Son approche de l’art en est presque gastronomique (je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il est aussi un fin gourmet).

    La gourmandise, donc, est l’ingrédient principal des Leçons de Jazz auxquelles Antoine Hervé s’adonne depuis quelques années (elles sont à considérer un peu comme les sœurs jumelles des leçons de son camarade Jean-François Zygel, dans le domaine de la musique classique), pour le grand bonheur d’un public aux anges. Jamais pontifiant, toujours passionné, Hervé décortique, raconte des histoires, se met à la portée (le mot est bien choisi) des mélomanes non pratiquants et prend un plaisir non dissimulé à nous enseigner ce jazz qui le fait vibrer depuis l’adolescence. Cerise sur le gâteau, l’humour affleure dans chacune de ses leçons (ainsi lorsqu’il imite sa femme qui marche pour expliquer ce qu’est une walking bass ou lorsqu’il s’arrache les cheveux devant l’architecture mystérieuse d’un saxophone soprano) et, mine de rien, on ressort de ces heures aux vertus très pédagogiques avec l’idée qu’on a vraiment appris quelque chose, habité du besoin, très pressant, de se précipiter sur les disques des musiciens qu’Antoine Hervé vient de célébrer. Effet garanti ! On rêverait d’un enseignement de la musique à l’école qui soit aussi contagieux : avec un tel professeur, bien des choses seraient transformées dans les esprits de nos enfants...

    Chance pour nous, plusieurs de ces belles leçons ont fait l’objet d’une publication sous la forme de DVD. Les quatre premiers volumes mettent à l’honneur Antonio Carlos Jobim, Oscar Peterson, Wayne Shorter et Keith Jarrett. Leur réalisation est d’une grande sobriété qui privilégie la complicité avec celui qui s’installe au poste de conférencier : Antoine Hervé raconte, explique, joue (accompagné par exemple des frères Moutin ou du saxophoniste Jean-Charles Richard) ; le clavier du piano apparaît en haut de l’écran dès qu’il entre en action, pour agrémenter le propos d’une animation du meilleur effet. Si l’on est musicien, on pourra décortiquer les doigtés ; si on ne l’est pas, on pourra se laisser aller à admirer la grâce d’une gymnastique enchantée. C’est selon.

    J’ignore à l’heure actuelle si d’autres leçons verront le jour sous cette forme mais en attendant un cinquième volume, je ne saurais que trop conseiller la fréquentation de ces heures enrichissantes et, pour dire les choses plus simplement, très jubilatoires. Elles s’adressent au public le plus large, connaisseur ou pas, elles sont un moment de partage qui ne se refuse pas.

    coupdemaitre.jpgDans sa leçon consacrée à Wayne Shorter, Antoine Hervé nous explique que le saxophoniste est un créateur d’univers, un artiste qui veut inventer sa propre musique. Eh bien, je me demande si ce désir d’innovation n’est pas le sang qui coule dans les veines du PMT QuarKtet qui vient de publier un disque absolument ébouriffant. Il figure d’ailleurs dans la (longue) liste de mes disques de l’année 2012 et je dois confesser que si j’avais eu le courage de compresser mon Top 22 en un Top 5, l’album ferait partie de cette quinte ultime. Sans la moindre hésitation, je lui décerne un « Coup de Maître », amplement mérité tant son écoute répétée depuis deux mois est une source inépuisable de plaisirs multipliés qui jamais ne se départissent de leur mystère originel. Aux côtés d’Antoine Hervé, on retrouve l’exaltant Jean-Charles Richard au saxophone (qui a lui-même reçu un « Maître d’Honneur »), Philippe Garcia à la batterie (tiens, voilà qui me ramène pas mal d’années en arrière et au Collectif Mu, trop vite disparu) et Véronique Wilmart à... l’acousmatique. Acousmatique, kesako ? Tiens, il faudrait que le professeur Hervé nous explique tout cela, il ferait ça beaucoup mieux que moi. Disons, pour faire très court, qu’il s’agit ici de recourir à des matières sonores qui vont être comme sculptées et transformées, dans une démarche qui est celle de la musique dite concrète.

    pmt_quarktet.jpgVéronique Wilmart co-signe avec Antoine Hervé toutes les compositions de ce disque magnifique et je suis certain que le pianiste ne m’en voudra pas de souligner à quel point sa comparse nourrit le disque de toute sa science de l’invention et de la perturbation atmosphérique (en ce sens que ses trouvailles sonores viennent tranquillement bousculer l’agencement d’un jazz déjà riche de toutes ses couleurs). Elle est la pourvoyeuse des climats, ceux sur lesquels les autres musiciens peuvent parvenir encore mieux à un épanouissement complet (Jean-Charles Richard est une fois de plus exemplaire, il n’est pas hasardeux de penser que bien souvent, Wayne Shorter le guette du coin de l’anche avec beaucoup de bienveillance). Impossible de « caser » cette musique dans une catégorie bien précise : il y a du jazz, forcément, mais ici on confinera à la musique sérielle, là à une séquence plus électro, avec une dose de minimalisme improvisé. Parfois on se croirait dans un film urbain et un peu frénétique (« Les triplettes de Barbès ») et pour tout dire, ces variations énigmatiques dessinent un monde très singulier, avec ce petit air de jamais entendu qui attire instantanément. 

    PMT QuarKtet est un disque riche, troublant, magnétique, une de ces pépites que, loin de vouloir garder pour soi en Harpagon des galettes, on voudrait faire connaître au plus vite. Assez indéfinissable certes (d’où peut-être, ici, ma difficulté à le transcrire correctement en mots), mais passionnant du début à la fin. A découvrir d’urgence, merci monsieur Antoine !