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  • Un insoumis s’est envolé

    C’est une très mauvaise blague que vient de nous faire Dominique Répécaud, en cette époque brunâtre où la « Douce France » aujourd’hui bien desséchée va se déchirer pour longtemps à force de s’écarteler entre droite extrême et extrême droite, comme nous le promet dans un élan auto-satisfait une médiacratie ratiocineuse tétant au pis malsain d’instituts de sondages patentés. C’est pourtant tous ces artistes acteurs insoumis comme lui dont nous aurons un immense besoin dans les temps à venir. Mais voilà, le directeur du CCAM de Vandoeuvre-lès-Nancy, dont il avait fait une scène nationale, par ailleurs âme du festival Musique Action, vient de passer de l’autre côté. Son cœur l’a abandonné, peut-être à force d’avoir battu trop fort pour toutes ces musiques de traverses qui coulaient dans ses veines de guitariste depuis toujours. Il avait 61 ans, un âge pour vivre encore longtemps et partager sans relâche ses passions singulières et généreuses.

    A peine avais-je appris la mort de ce grand monsieur que je me suis lancé dans l’écriture d’un petit hommage pour le compte de mon cher magazine Citizen Jazz. Un exercice à la fois douloureux et humble face à l’histoire d’une personnalité hors normes, qui va laisser un vide immense chez tous les humains créateurs épris de liberté.

    repecaud_praag.jpgEn pensant à lui, à tout ce qu’il avait entrepris, à ce qu’il envisageait de poursuivre (il devait passer la main au CCAM et voulait se consacrer entièrement à la musique), j’ai écouté une fois encore Souzdarmah, le disque de ce quartet à nul autre pareil, PRAAG, où sa guitare abrasive, distordue, sa guitare cri fait résonner dans le feu la vibration qui parcourait tout son être. Dominique Répécaud y évolue aux côtés d’Anthony Laguerre (batterie et synthétiseurs), Hugues Reinert (basse) et notre cher camarade Antoine Arlot (saxophone et voix), auquel je pense très fort en ces moments douloureux.

    Et je me dis que cet album puissant, porté par un souffle incendiaire, qui a vu le jour en 2015, est peut-être la plus belle réponse qu’on puisse apporter en ces jours tristes, tant il est un concentré d’énergie brute que je n’ose plus qualifier de vitale aujourd’hui, mais dont la tempête mériterait d’être soufflée en direction de bien des oreilles fermées.

    Je lui dédie, à ma façon, un très court texte, une sorte de poème urbain surgi de mon imagination, ce matin-même, alors que j'écoutais Souzdarmah en parcourant à pied d'un pas rapide, comme chaque jour, les rues de Nancy encore endormies.

    Souzdarmah.
    Musique du déferlement (« Volnikass ») ;
    Musique des invocations hallucinées (« Nirikosti ») ;
    Musique de l’après, quand il ne reste plus rien, ou presque (« Nalcilcini ») ;
    Musique des silences et des espaces inquiets, porteurs d’une inextinguible soif de ne pas se taire, plus que de noirceur et de désespérance (« Shokiaroliki ») ;
    Musique des profondeurs sondées quand les réponses sont en chacun de nous (« Silnivitr »).

    Adieu l’ami et merci pour tout ce que tu as été et resteras.

  • Rome, unique objet de mon assentiment

    ONJ_Europa_Rome.jpgJe suis en cet instant incapable d’écrire une chronique aussi finement ciselée que celle que mon camarade Franpi a consacrée voici peu, dans notre chez magazine Citizen Jazz, à Europa Rome, troisième volet des aventures de l’ONJ sous la direction d’Olivier Benoit. D’ailleurs, le meilleur conseil que je pourrais vous donner est simple : lisez-la. Non mais c’est vrai, quoi, c’est parfaitement documenté et je suis en tous points d’accord avec lui. Pourtant, je me sentirais un peu confus de ne pas ajouter mon humble pierre à un édifice d’une stupéfiante beauté. Oui, je pèse mes mots : cette musique est belle, fulgurante, c’est un exercice de haute voltige – aussi bien dans ses élans collectifs que dans les interventions des solistes, celles-ci étant finalement restreintes au minimum imposé par l’urgence – qui nous entraîne souvent dans un tourbillon et provoque l’étourdissement. Il y a dans cette heure très inspirée de quoi nourrir bien des soifs et, pour ce qui me concerne, assouvir ma passion envers certaines expressions hors des sentiers battus.

    Europa Rome est de ces disques qui dérangent, en ce qu’il n’est jamais prévisible et sait passer d’une frénésie massive aux moments suspendus, plus minimalistes, sans que jamais la question d’une construction qui serait par nature artificielle ne se pose. Bien sûr, le travail d’écriture est prédominant, mais il ne bride en rien la fougue des musiciens. J’ai entendu ou lu çà et là quelques réserves sur Europa Rome. C’est normal quand on a affaire à des musiciens qui ne cherchent pas le consensus tiédasse à tout prix – vous savez, ce jazz qu’on aime quand on n’aime pas le jazz, il y a même des collections pour ça - et qu’on a pour ambition de conserver à son travail toute la dimension exploratoire qu’exige de fait une formation telle que l’ONJ. Qui, selon moi, doit rester un laboratoire et un champ d’expérimentation ouvert à tous les modelages sonores.

    Et c’est vrai qu’Olivier Benoit n’a pas choisi la facilité en demandant à deux compositeurs de musique dite contemporaine de créer ce nouveau répertoire. D’un côté, le Français Benjamin de la Fuente et sa suite « In Vino Veritas » ; de l’autre, l’Italien Andrea Agostini et « Rome : A Tone Poem Of Sorts ». Le premier n’est pas un inconnu pour l’équipe ONJ puisqu’il est par ailleurs membre de Caravaggio, un quatuor dans lequel évoluent Bruno Chevillon, un temps associé à cette mouture de l’orchestre, ainsi qu’Éric Échampard, son actuel batteur. Et si le second paraît plus éloigné, il est important de souligner que son ouverture stylistique peut l’amener à s’intéresser à des formes de musiques diverses, rock et improvisation inclus, sans compter une passion pour l’électronique. Et là, j’aimerais dissiper sans plus attendre un possible malentendu : on arrête de s’affoler à la simple idée de musique contemporaine. Et d’imaginer un truc ennuyeux, bruitiste, destructeur de mélodie et contemplateur de nombril. Ça peut arriver, c’est vrai, mais pas ici. Mais alors pas du tout.

    J’ai avalé goulument Europa Rome dès la première écoute à la fin du mois de septembre, émerveillé par la puissance d’une rythmique obstinée au cœur de laquelle la basse de Sylvain Daniel résonne d’accents très Zeuhl (oui, je sais, je sors cet argument assez souvent mais écoutez d’abord avant de ricaner, vous pourriez être d’accord avec moi), voire Crimsoniens. L’orchestre tout entier est très vite emporté par un étourdissement qui me ramène à la vie de Rome, son quotidien de l’agitation et ses mouvements incessants. Ses mystères aussi, et tout le poids de son histoire. Je ne suis ni historien, ni géographe ni sociologue, mais pour avoir eu le privilège d’arpenter les rues de la ville éternelle, c’est bien ce qui m’a sauté à la figure aux premières heures et que je retrouve là, dans une expression tendue qui fait écho à ce que chacun peut y vivre. Ah ce ballet des soufflants : clarinette (Jean Dousteyssier), trombone (Fidel Fourneyron), trompette (Fabrice Martinez), saxophones (Alexandra Grimal et Hugues Mayot) ; ah le frisson mêlé des cordes et des claviers (Théo Ceccaldi, Didier Aschour, Sophie Agnel, Paul Brousseau). Et puis… cette satanée basse venue des bas-fonds, bien sale comme il faut… Cette alternance de fulgurances et de climats plus ténébreux, mystérieux, ces jeux d’ombre et de lumière, toutes ces histoires qu’on devine ou imagine, venues du passé comme du présent.

    Que voulez-vous, c'est par ce genre de sortilèges que la musique m'ensorcelle, un point c’est tout.

    Les deux compositions, pour différentes qu’elles soient, n’en dessinent pas moins un unique et saisissant portrait de Rome et de ses beautés : Benjamin de la Fuente évoque sa relation avec la ville lors de ses différents séjours et tous les contrastes qu’il a pu ressentir en y vivant. On peut même y entendre des extraits de Gente Di Roma, un film d’Ettore Scola qui en est en quelque sorte le point de départ et qui - là je cite une encyclopédie bien connue - « propose une promenade au cœur de la ville éternelle… En bus, du lever du jour (avec les balayeurs) jusqu’à la nuit, où se déroulent de petites scènes de la vie quotidienne ». Quant aux deux mouvements « Esuberenza 1 » et « Esuberenza 2 », noyau dur de « In Vino Veritas », ils constituent à mon humble avis un sommet dans ce troisième voyage auquel nous convie Olivier Benoit.

    Andrea Agostini, quant à lui, dit ne pas avoir voulu traduire sa perception de Rome sous une forme « impressionniste » mais plutôt avoir cherché à en traduire par sa construction la complexité historique et architecturale tout en préservant, je le cite « la sensualité et l’expressivité parfois fragile, parfois brutale, de la matière sonore ». C’est peut-être pour cette raison qu’on retient son souffle tout au long de son « Rome : A Tone Poem Of Sorts » habité de mille mystères et autres visions hallucinées.

    onj olivier benoit,europa rome

    Les mots, les intentions, les réalisations, l’interprétation... Tout cela est important, c’est vrai. Mais balayons-les un instant pour se laisser emporter par ces deux perceptions amoureuses d’une ville à jamais singulière. En Italien, Rome se dit « Roma », soit « Amor » quand on le lit dans l’autre sens. Une double signification traduite par une double vision et une formation en ébullition. Europa Rome sera prochainement suivi par un quatrième voyage, le dernier de cet ONJ, qui nous conduira à Oslo. Mes bagages sont prêts.