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Protojazz

stantchev-martin-gottschalk.jpgOn ne va pas se mentir... Voilà bientôt onze ans que je consacre une part non négligeable de mon temps à gribouiller sur mon blog de trop longues phrases très souvent consacrées à la musique ou à ses protagonistes. Jusqu’à une période récente (pour être précis le 2 janvier dernier, soit le jour où j’ai reçu le disque dont il est question aujourd’hui), je n’avais jamais entendu parler d’un certain Louis Moreau Gottschalk, pianiste compositeur ayant traversé le XIXème siècle à la vitesse de l’éclair. Je préfère jouer la carte de l’honnêteté en affichant mon ignorance plutôt que celle du cuistre auprès de mes lecteurs, qui ne m’en voudront pas d’exposer ainsi une lacune coupable. Je ne suis pas omniscient, juste un récepteur imparfait... Deux musiciens on ne peut plus contemporains, Mario Stantchev et Lionel Martin, ont décidé de se réapproprier, près de cent cinquante ans après sa mort, le répertoire de celui qui me fut (trop) longtemps inconnu. Publié sur le label Cristal Records, leur disque porte le titre évocateur de Jazz Before Jazz : une façon de nous faire comprendre que, sans être précisément un « grand-père du jazz », Gottschalk est à considérer selon eux comme « le chaînon manquant reliant la musique savante occidentale et ce qui deviendra le jazz quelques décennies après sa mort ».

Il est vrai que le personnage né à La Nouvelle-Orléans n’est pas banal : fils d’un Anglais et d’une Créole d’origine française, il coulera dans les veines de ce pianiste virtuose appartenant à l’école romantique et qui avait suscité l’admiration d’un certain Frédéric Chopin, le sang de musiques dont les rythmes, les mélodies et les harmonies trouvent leurs origines du côté des Caraïbes, de la Louisiane ou du Brésil... soit un univers bien éloigné de celui dans lequel il s’était fait un nom, mais qui reflétait ce qu’il pouvait entendre chaque jour ou presque depuis son enfance. Les titres de ses œuvres traduisent assez bien cette « infusion » des influences, ce qu’aujourd’hui on nommerait un métissage et pourquoi pas... une world music ! « Bamboula », « Souvenir de la Havane », « Romance cubaine », « Le bananier », « La savane », « Le banjo »... Pour l’anecdote, on se souviendra aussi que ce séducteur impénitent avait dû fuir les États-Unis en 1865, quelques années avant sa mort... Une histoire de femme, une affaire scandaleuse, et pour lui une fin de vie itinérante passant notamment par la Guyane et le Brésil. Et c’est à Rio de Janeiro qu’il mourra en 1869, après avoir joué une de ses compositions intitulée « Muerte ». Ça ne s’invente pas... Il n’avait que quarante ans. À peine un siècle plus tard, un grand seigneur du jazz mourra, lui aussi, au même âge...

D’un côté donc, Mario Stantchev, pianiste bulgare installé à Lyon depuis plus de 30 ans (il lui est même arrivé de fréquenter la Lorraine, et notamment le département jazz du Conservatoire de Metz où mon propre fils avait reçu son enseignement il y a une douzaine d’années) et dont les expériences multiples l’ont souvent amené à éprouver la formule du duo, pour deux pianos ou pour piano et guitare ; de l’autre, Lionel Martin, saxophoniste aux influences diverses qui l’ont fait traverser le jazz aussi bien que la scène punk et qu’on a pu repérer entre autres dans le brûlant trio Résistances, avec Bruno Tocanne (batterie) et Benoît Keller (contrebasse), une formation dont je recommande chaudement les trois disques aux amoureux des musiques vibratoires. Martin est également de l’aventure Ukandanz auto-estampillée Ethiopian crunch music (sic). Ce qui unit ces deux musiciens, on l’aura compris, c’est la curiosité et le besoin de brassage. On peut les considérer comme des explorateurs...

Tous deux ont voulu, non pas élaborer une œuvre aux ambitions historiques ou pédagogiques, mais plutôt tisser avec leur propre bagage culturel le lien unissant la musique de Gottschalk à leur sphère artistique où le jazz occupe la place centrale, celui-ci étant à entendre au sens large, dans toutes ses évolutions du XXe siècle. À l’exception du « Pour Louis Moreau » introductif, écrit et interprété par Mario Stantchev, qui réussit la prouesse, en moins de trois minutes, d’opérer avec beaucoup de fluidité le glissement entre musique romantique et jazz jusqu’à sa ramification free – Chopin tend la main à Cecil Taylor – toutes les compositions sont de Louis Moreau Gottschalk. À l’écoute de Jazz Before Jazz, on se dit que la combinaison instrumentale alliant piano acoustique et saxophone (ténor ou soprano) convient parfaitement à cette plongée intemporelle au cœur de la musique de Gottschalk. Car ce disque, enregistré en 2014, aurait tout aussi bien pu l’être il y a trente ans ou voir le jour dans quelques décennies. Le classicisme de sa forme s’avère un magnifique terrain de jeu mélodique et rythmique où se côtoient des couleurs diverses, unifiées par la complicité entre les deux musiciens : un blues (« Marché de Gibaros »), une valse qui fait écho à Coltrane et sa version de « My Favorite Things » (« Manchega ») et des compositions aux accents caribéens. « Le banjo », quant à lui, cite « Milestones » de Miles Davis ; « La savane », somptueuse ballade délicatement chaloupée, illumine le cœur d’un album dont le pouvoir de séduction réside dans la fièvre douce et sensuelle qui l’irrigue. « Le bananier », lui, nous emmène loin, dans un monde où le rêve est encore permis. Et que dire de ce « Souvenir de la Havane », qui fait entendre son tango d’où transpire une nostalgie vespérale. Jazz Before Jazz exprime par sa grande limpidité ce qui est beau et sa sérénité finit par devenir contagieuse. On s’y sent bien.

Mario Stantchev et Lionel Martin semblent (se) jouer (de) cette musique comme d’autres dégusteraient un cru classé. On ressent à travers leur interprétation à la fois ample et dense – vous ne trouverez dans le disque aucune morceau de bravoure, et quand l’un ou l’autre prend la parole, il n’est jamais question de bavardage – qu’ils l’ont laissé lentement décanter, ils en goûtent les saveurs et hument ses parfums, ils l’explorent amoureusement. Ils savent s’emparer d’une composition pour la remodeler avec leur vocabulaire et sa grammaire de thèmes exposés et de moments d’improvisation.

Cerise sur le gâteau, Jazz Before Jazz fait partie de ces disques humbles qui se présentent comme une porte d’entrée vers le jazz. Nul besoin d’être un exégète pour le comprendre et l’apprécier : il suffit de le laisser venir à vous, tranquillement, et d’écouter ses vies mêlées. Elles racontent l’histoire d’un compositeur méconnu qui vient se régénérer en frottant ses molécules romantiques et colorées à celles de deux musiciens partis sur sa piste, tels des explorateurs d’un passé qui ne l’est pas vraiment...

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