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Panem et Circum-Disc

toc_qeqert.jpgCes trois-là sont quand même de sacrés phénomènes, déjà cités au « tableau d’honneur » de mes écrits aléatoires. C’était au mois de mars dernier, quand le trio TOC a publié un troisième disque assez redoutable, dont le caractère obsessionnel, la démesure et la radicalité avaient quelque chose de décoiffant. C’est d’ailleurs le titre que j’avais choisi pour illustrer ma note. Normal après tout, puisque cette production atypique s’intitulait Haircut. J’avais résumé cet objet sonore non identifié de la façon suivante : « Cette musique dépasse le temps, elle vise au paroxysme, parce qu’il est plus risqué, semble-t-il, de s’arrêter en chemin que de poursuivre une route, certes dangereuse, mais promesse d’un ailleurs à découvrir, quelles qu’en soient les irradiations collatérales ». C’est vrai qu’on pouvait ne pas sortir indemne d’un disque électrochoc et trouver dans cette masse sonore animée d’un mouvement frénétique et implacable de quoi frémir pour un petit bout de temps. Janvier 2016 : voilà que Jérémie Ternoy (piano), Peter Orins (batterie) et Ivann Cruz (guitare) remettent le couvert : et s’ils laissent tomber un acronyme laissant penser que leurs santés mentales étaient susceptibles de connaître des défaillances, c’est pour mieux assumer leurs incartades et se présenter en leurs noms propres. Ils choisissent en outre – je vois là une manière de taquinerie – de compliquer notre tâche oratoire en optant pour un titre plutôt imprononçable : Qeqertarsuatsiaat ! régnant sur un album publié chez Circum-Disc, un label basé du côté de Lille et qu’on connaît pour être habitué des séances d’ébouriffage musical, pour notre plus grand bien. C’est vrai, non ? Entre une vieille pièce qui sent le renfermé et une séance au grand air, vous choisiriez quoi ?

Oh, je vous voir venir avec votre humour de mauvais aloi : c’est quoi ce titre ? Un tirage du « Mot le plus long », version XXL ? Un défi pour les anagrammeurs ? Notez qu’en ce me concerne, je n’ai pas trouvé mieux qu’un mot de treize lettres (« tressauterait ») sur les dix-sept proposées... Eh bien vous avez tort, car Qeqertarsuatsiaat n’est en rien un délire post-fumette mais tout simplement le nom d’un village du Groenland. Il en va de même pour les autres compositions du disque, qui sont autant d’invitations au voyage, un peu plus faciles à prononcer néanmoins : « Djanet » (une commune d’Algérie), « Turmi » (localité d’Ethiopie), « Gilgit » (région du Pakistan), « Baruun-Urt » (ville de Mongolie), « Wakkanai » (ville japonaise) ou encore « Rytkuchi » (localisé en Russie). Le trio nous invite au voyage mais... c'est un périple qui se présenterait d’une façon un peu particulière. Comme si, au-delà de son affichage intercontinental et de son ouverture vers des horizons lointains, il était d’abord une invitation à l’introspection. Pendant un moment, j’ai pensé écrire « recueillement » mais je me suis ravisé, parce qu’avec ces trois musiciens, il faut tout de même envisager la possibilité de soubresauts.

Autant Haircut était le disque de la puissance et de l’étourdissement, autant Qeqertarsuatsiaat est une proposition beaucoup plus intimiste, pour ne pas dire une œuvre minimaliste à certains moments. Foin des amplificateurs et d’une masse sonore écrasante, il faut cette fois s’approcher pour pénétrer au cœur même des instruments. Les notes du piano sont volontiers étouffées par une main se posant sur les cordes ; les percussions – on imagine une myriade de petits objets – se prêtent au jeu de l’enluminure, la batterie émet des signaux autant qu’elle frappe vraiment, comme lorsque les cymbales sont griffées par une baguette avant de lancer un cri lancinant ; à pleine plaqués avec sécheresse, les accords de la guitare sont retenus par une autre main qui stoppe leur course dans l’espace. On note qu’entre le piano et la guitare, il se joue volontiers une discrète pluie de cordes aigrelettes, très métalliques. C’est un petit monde acoustique qui s’insinue hors des chemins mélodiques (vous éprouverez sans nul doute une réelle difficulté à chanter des thèmes qui n’en sont pas, voire à taper dans vos mains, ...). Le terme bruitisme, qui peut sembler galvaudé, est cependant celui qui convient le mieux pour présenter la démarche du trio. Mais ce bruit est organisé selon une architecture très précise, presque maniaque (un toc ?), fruit de l'attention que chacun des musiciens prête aux deux autres. Parfois le ton monte un peu, la scansion reprend ses droits (« Qeqertarsuatsiaat » qui clôt l’album, par exemple) mais jamais elle ne provoque une sensation d’oppression, elle est plutôt la source d’un état entre conscience et abandon, dans lequel on se sent bien.

Le trio ouvre la porte de sa géographie... il fait parfois un peu sombre, il faut avancer sur la pointe des pieds pour ne rien perdre d’un petit théâtre d’ombres qui se joue paradoxalement dans un climat d’une grande sérénité. Car autant Haircut – tout aussi improvisé que son discret successeur – pouvait susciter l’inquiétude, autant Qeqertarsuatsiaat a des allures de matin calme. Comme si la nuit allait bientôt laisser la place à la lumière. Voilà, c’est bien ça : ce disque ressemble à un lent éveil. Au début, on ne sait pas forcément où l’on se trouve et puis, tranquillement, on ouvre les yeux pour regarder autour de soi. Qeqertarsuatsiaat est une suite qui, à certains moments, s’écoule comme l’eau fuyant entre les doigts et à d’autres donne le sentiment de survoler en rêve de vastes espaces. Et quand la musique prend fin, on se rend compte que tout s’est enchaîné sans qu’on prête vraiment attention au passage d’une composition à l’autre. Comme dans un voyage immobile et flottant.

J’ai déjà eu l’occasion de le souligner : Peter Orins fait partie de ces musiciens hyperactifs qui semblent ne pas pouvoir se satisfaire d’une reproduction à l’identique de leur travail. Il lui faut creuser, creuser sans cesse le sillon des expérimentations, pousser le bouchon un peu plus loin, sortir de sa zone de confort. Il administre là, avec ses deux camarades, une preuve supplémentaire de sa volonté d’ouvrir le champ des possibles. Autant dire qu’on attend la suite avec beaucoup d’impatience.

Circum-Disc est un label actif, comme vous l’avez compris. Impossible de ne pas mentionner deux autres disques parus sur cette belle enseigne. Il y a d’abord La ligne perdue, signée du quintet Outre Mesure emmené par le guitariste Jean-Louis Morais : une proposition assez éloignée du trio Ternoy/Orins/Cruz mais bien intéressante. Quelque part entre jazz, jazz-rock et rock progressif, avec une pointe d’accent libertaire qui n’est pas sans évoquer, parfois, l’univers d’un groupe comme Henry Cow acoquiné avec quelques urgences frippiennes. Il faut tendre l’oreille vers ce disque à la croisée de beaux chemins. Et puis il y a Antipodes du quartet Sakay (dont le batteur est Peter Orins) : laissez-vous emporter par cette pâte sonore dont le modelage doit beaucoup aux respirations du trombone de Jérôme Descamps et de la trompette organique de Christian Pruvost. C’est parfois inconfortable, mais on finit toujours par s’y frayer un chemin. L’expérience mérite qu’on la tente !

Tous ces disques sont disponibles chez les Allumés du Jazz, Musea, CDBaby ou sur le site de Circum-Disc.

NB : le titre de cette note est un vilain jeu de mots qu’on me pardonnera, je l’espère...

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