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Petite conversation entre amis

jonathan orland, small talk, jazzIl est des disques qui, à première vue (ou écoute), n’ont l’air de rien... Pas du genre à jouer les gros bras, à vous dégainer des chorus à décorner les bœufs ou à faire la démonstration d’une virtuosité clinique un brin réfrigérante. Ni même à explorer des territoires encore vierges pour vous perdre avec eux dans leurs mystères créatifs. Des disques qui se présentent en toute simplicité, pour ne pas dire avec discrétion, nés du plaisir d’un partage de l’instant. Small Talk, publié par saxophoniste alto Jonathan Orland sur le label Absilone, est de ceux-là. Son titre lui-même ressemble à une déclaration de modestie, puisqu’on peut le traduire par conversation sans importance, causette... dont le sens n’exclut pas l’idée des banalités du quotidien. Avec une telle entrée en matière, le risque d’une « éviction par la transparence » n’est pas mince. Mais ce serait une erreur de laisser ainsi passer à la trappe le deuxième album de ce mathématicien trentenaire, auparavant passé par les fourches caudines du CNSM de Paris puis du Berklee College of Music de Boston, qui s’accomplit autant comme leader que comme sideman dans des registres variés où peut pointer l’influence des musiques folkloriques de l’Europe de l’Est. Une erreur, oui, au point qu’on se demande si le choix de Small Talk ne traduit pas la volonté d’alléger par une position distanciée un propos imprégné en réalité de gravité.

Jonathan Orland, saxophoniste au timbre rond et droit, de facture presque classique, s’est bien entouré. Son phrasé clair trouve en Nelson Veras le bon compagnon pour mener à bien cette conversation marquée par la fluidité. Le guitariste, dont on finit par oublier qu’il est encore jeune (il a 38 ans) en raison de sa présence régulière aux côtés des meilleurs (Aldo Romano, Michel Petrucciani, Stefano Di Battista, Brad Mehldau ou encore Mark Turner, sans oublier son récent Prélude en duo avec la trompettiste Airelle Besson) depuis plus de 20 ans, est passé maître dans l’art des échanges où la prise de parole n’est jamais comminatoire, mais se présente au contraire comme une invitation à laisser filer son imagination vers un peu plus de lumière. Un bonheur amical ne venant jamais seul, la paire rythmique associée à l’entreprise (Yoni Zelnik à la contrebasse et Donald Kontomanou à la batterie) est de celles dont la souplesse de nature féline laisse entrevoir quand il le faut un peu de muscle. Mais pas trop, jamais elle n’écrase, préférant souligner le trait par ses interventions colorées et dégager avec décontraction l’espace disponible. C’est une conversation, rappelons-le, pas une confrontation...

Cette musique s’écoule sans effort apparent comme l’eau qui file entre les doigts. La plupart des compositions, aux thèmes finement ciselés et aux architectures sophistiquées (« Look Inside », « The Seaman », « Trio For Joe » sont des exemples caractéristiques de ce travail abouti), sont signées de Jonathan Orland lui-même, et prennent la plupart du temps la forme de chants au balancement mid-tempo, dont la tonalité peut s’avérer méditative, voire introspective (« Day Dream », « Adult Games », « Booth Kid », « Halva »). Parfois même, elles nous rappellent sa prédilection pour la musique klezmer, Orland parvenant à faire sonner son instrument presque à la façon d’une clarinette (« Be There »). Small Talk est, de plus, un véritable disque de groupe : le saxophoniste a beau se présenter en leader, il laisse une large place à ses camarades, un précieux terrain d’expression en particulier pour Nelson Veras dont le lyrisme tout en retenue est une fois de plus à souligner. Le guitariste n’est pas seulement un soliste inventif (écoutez par exemple son intervention sur « The Seaman »), il est, du début à la fin, l’artisan d’un contrepoint à la texture veloutée. Voilà un disque qui se savoure...

Les quatre reprises fournissent elles-aussi des indications intéressantes sur les intentions du saxophoniste, dont l’apparente douceur n’est pas synonyme de légèreté, loin s’en faut... Ainsi le poignant « Reysele », par exemple, est une composition de Mordechai Gebirtig, compositeur juif polonais assassiné dans le ghetto de Varsovie. « Falling Grace » est une ballade gracile de Steve Swallow, musicien explorateur dont la basse électrique s’est depuis longtemps distinguée de celles de ses contemporains par son élégance feutrée. Ou « Played Twice », de l’iconoclaste Thelonius Monk et le standard « For Heaven’s Sake », deux invitations à célébrer un jazz éternel comme une source nourricière vers laquelle on revient toujours.

Small Talk... Une conversation... En écoutant ce disque, il est bien difficile de ne pas penser à cette jeunesse qui elle aussi bavardait à la terrasse des cafés et que la barbarie moyenâgeuse a fauchée dans les rues de Paris (et pas seulement). Sans le vouloir forcément, Jonathan Orland est venu nous rappeler par anticipation combien la liberté d’une parole empathique dans tous ses états, de la joie à la tristesse, en passant par le souvenir et la contemplation, est notre bien le plus précieux. Et combien les musiciens (et les artistes en général) sont nos meilleures armes du quotidien.

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