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Ark 4 in motion (pictures) : quand une compagnie fait son cinéma

Vous savez quoi ? Dimanche, je me suis rendu à Blénod-lès-Pont-à-Mousson (oui oui, ça existe et à ce moment précis de la semaine, vers 17 heures, on ne peut pas dire que la cité était très agitée, elle était même, comment vous dire ? Plutôt morose), et plus précisément au Centre Culturel Pablo Picasso, histoire de découvrir un ciné concert proposé par Ark 4 mettant en musique un vieux film allemand (il date de 1920 et selon mes sources, aurait été perdu pendant très longtemps pour n’être retrouvé qu’en 1963 par la RDA au Japon, dans une version incomplète). Le film en question a pour titre Von Morgens Bis Mitternachts, soit De l’aube à minuit.

Comme vous le comprenez, j’ai des dimanches soir culturels. Mais bon, que cette introduction peu affriolante sur le papier (je devrais dire sur l’écran) ne vous effraie pas, faites-moi confiance et en même temps connaissance (bonjour zeugma) avec des protagonistes d’un genre pas banal.

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Ark 4, kesako, me direz-vous ? Ni plus ni moins qu’un pétillant quartet composé de musiciens volontiers explosifs, tous membres de la Compagnie Latitudes 5.4, celle-ci rassemblant plusieurs formations de dimensions variables et dont il faudra que je vous reparle plus en détail, probablement à l’occasion d’un article à écrire pour Citizen Jazz (dont la trame est dans ma tête mais j'en repousse la rédaction parce que je dois faire la place à diverses chroniques d’albums tombant en pluie chez moi depuis la fin du mois d’août). Et comme le dossier de presse de la dite compagnie le précise, il s’agit pour ces groupes « d’explorer tantôt le jazz actuel, tantôt les musiques improvisées en s’associant au gré des envies et des projets, à des artistes invités ou issus d’autres disciplines. » Des musiciens rompus à l’expérimentation et adeptes de l’imprévisible, ce qui, forcément, me les rend sympathiques en ces heures de rigueur où l’écrêtement des budgets va souvent de pair avec celui de l’imagination et de la singularité, pour ne pas dire de la dissonance… Les chemins de traverse n'ont pas la cote en notre monde financiarisé. Pour être complet, il me faut préciser que ces valeureux musiciens travaillent en Lorraine, ils vivent comme moi dans une région qui prendra bientôt la sympathique dénomination de Chamallo – pour Champagne, Alsace, Lorraine) et vous avez toutes chances de les croiser un jour ou l’autre dans les rues de Nancy, parfois attablés à la terrasse d’un bar dont le propriétaire est une ancienne vedette du football qui n’omet pas de se promener régulièrement en compagnie d'un chien nonchalant. 

Ark 4 est composé de Jean Lucas (trombone), François Guell (saxophone alto), Pierre Boespflug (claviers) et Christian Mariotto (batterie). Les plus avertis d’entre vous auront noté qu’il s’agit là d’une moitié du Bernica Octet, sur lequel je reviendrai également très vite puisque le groupe s’apprête à nous faire découvrir son Vagabondage, dans une formation légèrement remaniée depuis la fin de sa collaboration avec François Jeanneau (et avant, m'a soufflé un certain René Dagognet, un travail à mener avec l’excellent Régis Huby). L’arrivée dans le groupe du saxophoniste Michael Cuvillon me fait d’ailleurs penser qu’1/4 de Bernica équivaudra à 2/5 de Shoplifters (dont Cuvillon et Mariotto sont membres), qui lui-même n’est pas affilié à la Compagnie Latitudes 5.4. Mais foin de cette arithmétique dont l'exotisme encore lorrain pour un temps risque de vous échapper et revenons à Blénod ainsi qu'à notre film muet… 

L’histoire de Von Morgens Bis Mitternachts, film muet en cinq actes de Karlheinz Martin, est simple à résumer : le caissier d’une banque, légèrement tourneboulé par la visite d’une riche cliente italienne, décide de voler l’argent de sa caisse pour sortir d'une condition qu'il sait médiocre. Durant une journée (d’où le titre De l’aube à minuit), il va s’efforcer de réaliser ses rêves et de vivre des heures passionnées. Une quête douloureuse qui n’aboutira qu’à la solitude et à la mort. Les décors, surréalistes, sont le reflet des visions du personnage principal et le climat du film – sorte de théâtre d’ombres et de lumière – symbolise ce qu’on a appelé l’expressionnisme allemand. Dans son livre intitulé Cinéma expressionniste (1984), Francis Courtade rappelle à ce sujet que « ce film est le seul à s’être inspiré d’une pièce expressionniste majeure et à avoir été dirigé par un metteur en scène de théâtre expressionniste, l’un des plus importants ». J’arrête là mes citations cuistres façon Enthoven… et je reviens à la musique. 

Ce qui, de mon point de vue, est passionnant dans la démarche d’Ark 4, c’est que les musiciens n’ont pas cherché un « accompagnement » traditionnel des images par leur musique. Celle-ci n’est pas paraphrase, elle ne se plaque pas systématiquement au rythme des actions. Trop simple et pas le genre de la maison Latitudes… Bien sûr, on repère quelques motifs ici ou là qui amorcent un glissement éphémère vers une esthétique plus figurative : le clavier simule un texte écrit en morse ou marque la présence de la mort, les balais évoquent l’ambiance ouatée d’un paysage enneigé, le saxophone alto se fait tournoyant comme les cyclistes engagés dans une course sur piste… Mais l’essentiel est ailleurs : la force du quatuor réside dans sa capacité à modeler des formes sonores selon une géométrie en constante variation, par l’association des instruments en paires ou en tierces (celles-ci pouvant inclure la voix de Jean Lucas, ou encore celle de Christian Mariotto passée au tamis métallique d’un petit mégaphone), jusqu’à la construction d’élans collectifs qui voient le groupe parler d’une seule voix, avec beaucoup de force et de lyrisme. On s’aperçoit qu’un « thème » s’est construit petit à petit, que les dialogues des instruments les uns avec les autres sont devenus un chant. Cette belle mécanique de l'élaboration spontanée (« Comme un collage qui, dans sa version ultime, finit par dessiner un tableau », appréciez l'auto-citation) avait séduit l’an passé à Nancy Jazz Pulsations quand les musiciens d’Ark 4 avaient convié à leur fête deux musiciens connus pour leur capacité à multiplier les incartades : le guitariste Olivier Benoit, actuel directeur de l’Orchestre National de Jazz, flanqué du saxophoniste Hugues Mayot, lui-même membre de l’ONJ. 

De l’aube à minuit : au-delà du scénario du film, c’en est un autre, haut en couleurs et tourmenté, qui vient de s’élaborer ; cerise sur le gâteau, on ne sait pas s’il faut se concentrer sur les images qui défilent devant nous ou se laisser emporter par une musique qui accorde peu de répit aux spectateurs. 74 minutes pour traduire et tout dire, ou presque, de cette histoire qui finira mal, tout en créant sur le vif son propre langage.

Nous n’étions pas très nombreux dimanche soir. On peut toujours le déplorer, mais après tout, c’est le lot de la plupart des artistes qui ne veulent pas se résigner à cesser d’être ce qu’ils sont vraiment : des explorateurs. On n’agit pas hors du cadre sans risque, c'est le prix à payer. Toujours ces chemins de traverse...

Ah, j’allais oublier une bonne nouvelle : tout comme Bernica, Ark 4 publiera prochainement un disque (de même que Linky Toys, un trio membre de la Compagnie Latitudes 5.4 et dont François Guell est le saxophoniste ; je vous laisse faire les calculs sachant qu'1/3 etc etc), à l’automne, très probablement. De quoi faire durer la fête encore un peu. En attendant, voici un petit témoignage vidéo réalisé il y a quelque temps déjà. C'était au mois de janvier dernier, du côté des Trinitaires de Metz...

Et merci à mon ami Jacky Joannès pour sa photographie !

Commentaires

  • Bonjour,

    Oui, Blénod lès Pont-à-Mousson, ça existe... Un petit centre culturel, mal indiqué mais riche en rencontres, en résidences.
    Pas d'expert(s) ici, mais une toute petite équipe passionnée qui ouvre ses oreilles, ses yeux et très souvent ses portes.
    Merci à vous pour ce très bel article et l'hommage que vous avez rendu aux musiciens du groupe ARK4.
    Souvenez-vous quelques fois de ce tout petit lieu...
    Bien cordialement,

    Catherine (l'irresponsable du service culturel)

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