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L'année de l'éveil...

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Je me dois de vous avertir : je connais bien le saxophoniste Romain Cuoq à titre personnel, pour la simple raison qu’il lui arrive de côtoyer assez régulièrement un autre adepte des anches en la personne de mon fils, avec lequel il évolue par exemple au sein du goûteux big band Bigre !, mais aussi dans un quintet à deux ténors qu’on peut écouter de temps à autre dans la périphérie lyonnaise. Aussi, quand le sieur Cuoq m’a fait parvenir un exemplaire de l’album enregistré en quintet avec le guitariste Anthony Jambon, une hésitation m’a gagné au moment de demander à Maître Chronique d’écrire un petit billet laudateur. J’avais peur qu’on m’accusât (j’emploie – à bon escient – l’imparfait du subjonctif en vertu d’un souci de préservation des espèces en voie de disparition auxquelles le pauvre appartient depuis qu’il subit les assauts de la décaféïnation massive de nos phrases chaque jour plus insipides) de partialité ou de je ne sais quelle condescendance amicale m’inclinant négligemment à mettre en valeur les qualités de leur travail, comme si de rien n’était.

Foin de tout cela ! Awake, c’est le nom du disque, est une réussite que je tiens à saluer comme elle le mérite et je ne peux que me réjouir en faisant le constat d’une jeune génération qui avance non sans assurance et nous réserve de belles heures de musique. Oui, je dis bien des jeunes (l’un a 32 ans, l’autre 24 et leurs complices évoluent dans les mêmes eaux sans rides, malgré les nombreux ricochets qu’ils ont déjà imprimés à leurs parcours respectifs), armés d’une solide culture musicale, qui savent tout ce qu’ils doivent à leurs inspirateurs et n’en sont pas moins résolus à faire entendre leur voix, qui chante à merveille. Awake est un salut à la mélodie et au chant dont le raffinement doit beaucoup à des compositions soignées et, de surcroit, mises en lumière par une interprétation d’une cohérence chaleureuse déployée tout au long de l’album.

Il faut dire aussi que Romain Cuoq et Anthony Jambon n’ont pas choisi les plus mauvais camarades pour évoluer avec eux sur un terrain de jeu dont ils reconnaissent eux-mêmes que le sol est ensemencé des influences de musiciens ayant, je les cite, « développé une vraie notion de groupe ». Parmi leurs références premières : Brian Blade, Ambrose Akinmusire, Aaron Parks, auxquels j’imagine qu’on pourrait aussi associer un guitariste tel que Pat Metheny. Le quintet est sous influence, mais au sens noble du terme, celle d’une certaine école américaine. De valeureux équipiers sont venus leur prêter main forte, donc… Emile Parisien (saxophone soprano) qui met au service du collectif une inspiration sinueuse et imprévisible qui a fait merveille à plusieurs reprises cette année (aussi bien en duo avec Vincent Peirani pour le duo Belle Epoque qu’au sein de son propre quartet qui vient de frapper fort, une fois encore, avec un redoutable Spezial Snack dont vous me direz des nouvelles si, par mégarde, vous avez omis de vous le coller entre les tympans) ; Florent Nisse (contrebasse), autre activiste de la scène hexagonale dont il faut écouter d’urgence le magnifique Aux mages publiés chez Nome, récente création d’un collectif de musiciens tout aussi jeunes que ceux dont il est question ici ; Nicolas Charlier (batterie), enfin, lui-même descendant de batteur d’Outre-quiévrain et accompagnateur régulier du pianiste Thomas Enhco dont il est le camarade d’enfance. Et pour ajouter une voix à celles de ces cinq mâles, une invitée à la curiosité insatiable en la personne de la chanteuse Leïla Martial.

Awake est un disque qui s’écoule avec une grande fluidité, là est toute sa force tranquille. Il exprime sans le moindre tapage inutile une retenue non feinte, comme par besoin de peser chaque note jouée pour mieux la former et œuvrer à l’élaboration d’un son d’ensemble par assemblage de textures. Car même si ce projet est bien celui de deux leaders (Cuoq et Jambon ont écrit la quasi-totalité du répertoire, à l’exception d’une courte improvisation de Florent Nisse en forme de « Transition »), c’est bien tout un groupe qui est à la manœuvre, avec beaucoup de justesse et sans effets de (m)anches. Portés par la souplesse féline de la rythmique et le jeu tout en nuances d’une guitare qui compose un bel alliage de présence et de discrétion – le jeu d’Anthony Jambon se refuse à la multiplication des effets sonores et reste ancré dans une certaine tradition héritée des grands comme Wes Montgomery et, bien sûr, certains de ses héritiers contemporains tels que Kurt Rosenwinkel ou Gilad Hekselman, les deux saxophones trouvent le chemin d’une communion fervente (ainsi, sur le très beau « High » signé par Romain Cuoq) et mettent l’intensité de leurs deux jeux croisés (à la fois complémentaires et distincts) au service de compositions finement ciselées. Et quand surgit la voix de Leïla Martial, on se dit qu’il fait bon vivre au pays d’Awake. Ecoutez « Forget It » dont le titre est trompeur parce qu’il n’est pas question de l’oublier et dites-moi si vous ne vous sentez pas parcouru d’un petit frisson ! Une ballade vespérale, scandée par le rythme tranquille, tout en suggestion, de la guitare, prélude à l’unisson de la voix et des saxophones, juste avant que ceux-ci ne s’évadent et nous racontent leur petite histoire complice, à laquelle la chanteuse ne veut pas échapper.

Ce sentiment d’un impressionnisme serein tout au long des 57 minutes de ce bel album est sans nul doute son atout majeur, celui qui vous attirera en toute logique vers lui. Awake est un disque au charme séducteur, préservé de la tentation de la démonstration technique et de l’esbroufe. Ce n’est pas le genre de la maison, qui s’apparente plutôt à un petit monde refuge vers lequel on revient naturellement quand la brutalité pathologique du quotidien nous incite à regarder un peu plus haut que l’horizon bouché de nos jours gris. Non pas pour nous détourner des réalités, mais plutôt pour nous maintenir en éveil…

Une médecine douce, en quelque sorte !

Romain Cuoq / Anthony Jambon Quartet : Awake

Romain Cuoq (saxophone ténor), Anthony Jambon (guitare), Emile Parisien (saxophone soprano), Florent Nisse (contrebasse), Nicolas Charlier (batterie) + Leïla Martial (chant)

Cristal Records - 2014

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