J'aime bien les gens un peu foufous, et tout particulièrement les artistes qui osent s'affranchir des contraintes économiques du quotidien pour assouvir leurs passions et permettre à leurs rêves de se matérialiser : par exemple en vous balançant, à quelques mois d'intervalles, deux trente-trois tours. Oui oui, vous avez bien lu : des trente-trois tours ou, si vous préférez, des vinyles, ou des LP comme on disait autrefois pour montrer qu'on s'y connaissait en anglo-saxonneries. Et pas des galettes ultra-légères qui se gondolent à Venise ou ailleurs, telles celles qu'on avait vu apparaître dès la fin de l'année 1973, dans la foulée de la première crise du pétrole et de la terrible "Chasse au Gaspi" pompidolo-giscardienne. Non, je vous parle de disques bien épais, droits dans leurs deux sillons (un par face, comme vous ne l'ignorez pas), des vrais, des costauds, des rigides qui sentent l'eau de Cologne et qui ne ploient pas du bec et sont, à leur façon, un sacré pied de nez aux téléchargements de tout poil et autres musiques dématérialisées, quand elles ne sont pas écrêtées (un sujet que ne manquera pas d'aborder un jour l'inénarrable Laurent Coq, ce qui serait anatomiquement logique, soit dit en passant). Ici, on n'oublie pas que si la musique s'écoute, elles nous touche aussi en se laissant toucher, en acceptant de sentir sa pochette délicatement caressée par des mains avides de palpation durable et de palpitation tactile. L'objet, nom d'un disque, ça peut vouloir dire quelque chose encore ! C'est un compagnon qu'on fait entrer chez soi, auquel on réserve une place unique, à l'abri dans un rayonnage cosy où peut régner parfois, sachons-le, la dictature péremptoire d'un double classement par genre et ordre alphabétique et d'où il sera extrait à intervalles réguliers dans un cérémonial que nous envient sans oser se l'avouer les assoiffés du peer to peer (qu'on peut traduire par pair à pair, et non paire à paire comme le redoute tant la terrifiante Christine B.).
Oui, mesdames et messieurs, lecteurs et lecteuses, j'ai fait récemment l'acquisition, en m'abreuvant directement à la source de leur géniteur, de deux bons vrais albums noirs d'un diamètre de trente centimètres qu'on pose sur un plateau qu'une platine s'obstinera à faire tourner à la vitesse précise de trente-trois révolutions par minute. Cerise sur le gâteau, ces disques chéris font l'objet d'un élégant conditionnement, tout en subtils reflets et transparences et le plaisir d'arriver accompagnés, l'un d'un DVD, l'autre d'un CD, malicieusement glissés dans la pochette bien trop spacieuse pour leur carrure d'ablettes. Preuve que pour fidèle qu'on soit aux désormais ancestrales galettes, on n'en est pas moins en prise directe avec les technologies du moment. Encore que… DVD, CD, tout cela sent le présent parfumé au passé, mais c'est une autre histoire qu'on appelle le futur. Et je lis ici ou là, sous la plume virtuelle de quelques prétendus experts de la chose marketée, qu'il existerait encore une niche pour ce genre de produits. Une niche... faut vraiment avoir été façonné par une école de commerce ruineuse pour proférer ce genre d'inepties.
Je ne sais pas si le pianiste guitariste improvisateur et homme pétri d'humour Henri Roger vendra beaucoup de ses Exsurgences solitaires ni de sa SéRieuse Improvised Cartoon Music enregistrée par un quatuor joyeusement allumé sous le titre évocateur de When Bip Bip Sleeps, mais je me permets de lui souhaiter d'en écouler des milliers (allons, ne soyons pas chiche et pourquoi mégoter ? Que ces albums s'envolent par millions dans la stratosphère des acheteurs incontinents que nous fûmes dans notre jeunesse et qu'ils déversent sur le musicien des torrents de pièces d'or…) afin que, sans trop attendre, le monsieur nous fourbisse vite un troisième volet musico-pétrolifère que je m'empresserai de lui pré-commander à l'instant même où il nous fera l'amabilité d'en signaler la possible existence…
Quoi ? Henri Roger, vous ne savez pas qui est ce monsieur ? Tsss tsss tsss, pas sérieux tout ça ! Bon, je suis de bonne humeur alors j'essaie de vous résumer le personnage que j'ai tendance à considérer comme un type un peu génial, totalement singulier parce qu'amateur de musiques plurielles, épris de libertés (le s, c'est fait exprès), imprévisible, inventeur improvisateur, une sorte de Tryphon Tournesol des portées, un autodidacte zébulon qui goûte également aux délices du dessin. Bref, une petite mine d'or à lui tout seul, dont le talent est aussi d'apprendre à celui qui l'écoute d'aller au-delà des conventions stylistiques pour se laisser guider vers un monde onirique et bigarré - qui n'exclut pas une part d'introspection, en témoignent ses élégantes Exsurgences - dont l'idiome le plus couramment parlé est la surprise. Toutes ces indéniables qualités sont fort bien présentées sur son site Internet dont, vous le devinez, l'apparence est, comment dire, sui generis.
L'an passé, j'avais salué du côté de chez Citizen Jazz les belles embardées d'un duo formé avec le toujours juste Bruno Tocanne, dont la batterie attentive était un écho stimulant aux élancements de la guitare et du piano. Ce Remedios la Belle, librement inspiré des 100 ans de solitude de Gabriel Garcia-Marquez, avait vu le jour sur le Petit Label dont les pochettes sont elles-mêmes, soit dit en passant, de miraculeux petits trésors cartonnés.
Deux LP, donc. Le premier, Exsurgences, est pour Henri Roger l'occasion d'une confrontation avec lui-même au piano. Côté vinyle, quatre mouvements, dont l'un occupe à lui-seul la première face ; côté DVD, cinq autres déclinaisons, illustrées par une travail vidéo d'Anne Pesce, qui a réalisé par ailleurs la très belle pochette. Musique entêtante, presque hypnotique, ample et généreuse, aux couleurs du soir. Pas exactement celle qui illustrera vos prime time druckerisés, mais tout juste celle dont vous aurez besoin pour comprendre que l'ailleurs est souvent meilleur et, surtout, pourvoyeur de ces discrètes richesses dont vous n'auriez pas forcément soupçonné l'existence et qui vous deviennent comme une nécessité au moment où elles s'ouvrent à vous.
Beaucoup plus “chien fou” est le quartet qu'a composé Henri Roger pour délivrer sa SéRieuse Improvised Cartoon Music : on y retrouve avec plaisir Bruno Tocanne, ainsi qu'Éric-Maria Couturier au violoncelle et Émilie Lesbros chargée de la voix et d'une énigmatique boîte à sons. Cinq aventures sur un CD, quatre autres sur le 33 tours, le tout baptisé When Bip Bip Sleeps et, si l'on voulait résumer, un foutraque feu d'artifice sonore où le célèbre coyote aurait bien du mal à poser la moindre patte sur le Road Runner. On a plutôt l'impression qu'il s'en est coincé une ou deux dans une prise de courant : imaginez la bestiole tout ébouriffée, la langue pendante et les yeux exorbités, et vous aurez une idée assez précise de ce à quoi vous pouvez vous attendre au moment où le bras articulé et sa pointe en diamant auront atterri sur le champ vinylique et libéré le ploc annonciateur du son gravé. Ce détournement sonore animé ressemble à s'y méprendre à une joyeuse entreprise de démolition des repères, sa succession d'explosions et de chausse-trapes est un étourdissement, certes pas à mettre d'emblée au cœur des oreilles élevées dans la douceur ouatée des musiques attendues, mais il constitue un tel vecteur d'éveil qu'on se surprend, après une immersion prolongée dans un monde aussi affolé, à imaginer qu'il ne se passe plus rien.
Voilà donc, en quelques lignes - merci d'être parvenus jusqu'à l'ultime paragraphe - une proposition pré-estivale de dépaysement musical dont vous reviendrez tout bronzés de l'intérieur, chargés d'une dose salutaire de vitamine D pianistique. Henri Roger et sa bonne pharmacie sont à vos côtés, vous allez vite vous sentir beaucoup mieux. Vous m'en prendrez un comprimé avant chaque repas !
PS : Bruno Tocanne me souffle dans l'oreillette que les deux disques dont il est question ici sont disponibles chez Instant Musics Records. Il a bien raison le bougre !