Respect, monsieur Paul !
C’est toujours la même histoire : on a beau savoir que nos héros finiront par quitter ce monde un jour ou l’autre, on a beau savoir qu’un petit coin du Paradis - celui des artistes aux yeux brillant de milliers d’étoiles - leur est réservé et conférera à leur art cette part d’éternité qu’ils ont tant méritée… quand vient le moment du départ, votre cœur saigne et vous n’y pouvez rien. Une lumière s’éteint et plonge votre quotidien dans une pénible pénombre que seuls les témoignages sonores gravés parviennent à éclairer un peu. Et à chaque fois vous enragez de constater que trop d’humains malfaisants se vautrent et s’exhibent dans une insolente longévité qui rend encore plus insupportable l’absence de vos magiciens.
Hier, j’ai appris la disparition de Paul Motian, à l’âge de 80 ans. Sacré personnage, dont la biographie bien ficelée sur Wikipedia nous rappelle à quel point le batteur aura été au cœur de magnifiques batailles, et jusqu’au bout parce que je ne manquerai pas de souligner ici que, tout récemment encore, je recevais un album entêtant, de ceux qui vous bousculent dans votre douce routine quotidienne, dont il était l’un des magnifiques acteurs !
Quelques repères pour bien comprendre qu’un très grand monsieur est parti : je ne peux d’abord ignorer que Motian avait décliné l’offre que lui avait faite un certain… John Coltrane de devenir son second batteur, ce qui peut donner une première idée de son talent. Durant cinq ans, à partir de la fin des années 50, il sera membre du trio de Bill Evans ; quelque temps plus tard, on le trouvera aux côtés de Paul Bley, puis dans un autre trio, celui de Keith Jarrett ; Motian sera également de l’aventure du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden. Mais aussi de ce disque mythique que fut Escalator Over The Hill, sous la direction de Carla Bley. La suite est tout aussi pavée de belles attentions (je dis bien : attentions) : c’est à partir du début des années 70 qu’on pourra le voir enregistrer sous son nom, en particulier pour le compte du label ECM et multiplier les collaborations prestigieuses : Bill Frisell, Joe Lovano, Lee Konitz, Dewey Redman, Henri Texier, Chris Potter… J’arrête là cette liste que vous compléterez vous-même.
Quant au style, d’autres que moi en parleraient beaucoup mieux mais chacun s’accordera à dire qu’il était d’abord un mélodiste plutôt qu’un frappeur. Un musicien subtil, un homme de climats où la finesse le disputait à l’invention.
Difficile d’opérer un choix dans sa discographie, il y a de quoi se nourrir un bon paquet d’heures, vous pouvez piocher aussi bien dans ses collaborations avec Keith Jarrett que Bill Evans, fouiner dans les productions de son trio avec Bill Frisell et Joe Lovano ou bien prêter une oreille à son Electric Bebop Band (tiens, écoutez donc Garden Of Eden en 2006, par exemple)…
Ma petite histoire personnelle me relie, très indirectement je le reconnais, au parcours musical de Paul Motian et plus précisément à deux disques auxquels il a contribué. Ce fut d’abord en 1997 lorsqu’Henri Texier réunit une véritable dream team, le temps d’un album enchanté qui s’appelait Respect. Pensez-donc : autour du contrebassiste, Steve Swallow (basse électrique), Bob Brookmeyer (trombone), Lee Konitz (saxophone alto) et Paul Motian, bien sûr. Une belle brochette d’artistes majeurs, du bonheur en condensé d’une heure. Intemporel et indémodable. C’est d’ailleurs à cette époque que j’ai fait la connaissance d’Henri Texier, du côté de Saint-Gilles-Croix-de-Vie, et je me souviens que nous avions évoqué ce disque si particulier. Je ne pourrai pas l’oublier. Et ce n’est pas un hasard si, comme mû par un réflexe, en souvenir de ces instants privilégiés, c’est à lui que j’ai voulu annoncer sans attendre le décès de Paul Motian.
Et puis, voici quelques mois, j’ai reçu un disque assez déroutant, fouineur et audacieux, qu’on découvre au fil des écoutes : Consort In Motion est un petit ovni lancé dans la stratosphère du jazz par un jeune tromboniste Suisse, Samuel Blaser, qui s’aventure à un palimpseste hardi de la musique de Monteverdi. Ce musicien, du haut de sa trentaine conquérante, bénéficie pour l’occasion du coup de main déterminant de celui qui allait bientôt souffler ses 80 bougies (le disque a été enregistré fin décembre 2010), monsieur Paul Motian. Mes pensées sont aussi allées vers Samuel, qui savait et savourait le privilège d'une telle expérience.
Jusqu’au bout, le batteur aura donc été sur la brèche : oui, ce musicien était resté – qu’on me pardonne ce néologisme – créactif parce que la musique circulait avec la même vigueur dans ses veines et se déversait avec un égal bonheur sur nos passions. Elle s’écoule aujourd’hui en larmes irisées, mêlant la tristesse d’une vie qui s’envole et la joie de savoir que l’artiste est encore avec nous pour longtemps.
Merci, monsieur Paul. Respect !