Eternel
L'Ivre d'Images sur son Nuage...
Le Z Band vient de perdre l'une de ses plus belles plumes... L'ami François Roudot, qui avait rallié l'année dernière notre collectif de passionnés de musique en général et de jazz en particulier, nous a quittés au mois d'août, fauché en quelques jours par une impitoyable maladie à l'âge de 40 ans. Injuste, forcément, quand tant de nuisibles plastronnent un peu partout sur la planète et répandent le mal... Chacun d'entre nous a reçu cette triste nouvelle comme une gifle très violente au beau milieu de l'été : lui, si jeune, si talentueux (allez donc faire un tour sur son blog pour vous en convaincre), quittait cette Terre alors qu'il avait d'évidence beaucoup de choses à faire et à nous dire. Nous avions tous, d'emblée, apprécié son talent, en particulier la ligne poétique de chacun de ses textes et son imagination, source de beaux voyages pour ses lecteurs. Certains le connaissaient « pour de vrai », d'autres - comme moi - le côtoyaient par clavier interposé uniquement, mais habités par cette drôle d'impression qui vous fait comprendre que vous avez réussi à agrandir le cercle de vos amis, en lui ajoutant un être humain distant, invisible, et convaincu de croiser son chemin un jour ou l'autre. Une histoire d'affinités électives.
Alors en ce jour, celui de notre publication trimestrielle, l'évidence est là : François s'est envolé si vite sur le petit nuage duquel il observe notre monde avec son œil d'éternelle jeunesse qu'il n'a pas eu le temps de préparer ses bagages pour l'au-delà. Même pas le temps d'embarquer ses disques préférés, pas plus que quelques bons bouquins... Voilà donc une excellente raison de lui rendre un hommage particulier : à chacun de nous de garnir sa discothèque céleste d'une galette que nous lui offrons, pour que sa nouvelle vie, là haut, celle qui va durer toujours dans nos esprits, soit encore plus belle et à nulle autre pareille.
Je n'ai pas réfléchi trop longtemps. Parce qu'il me fallait trouver un disque intemporel, pour ne pas dire éternel. Un disque habité par la grâce et détaché de toutes les modes. En quelques fractions de secondes, Coltrane était devant moi, il s'imposait, massif et profondément humain. J'ai pensé pendant un moment à l'une des ses œuvres transcendantales, marquées par la dévotion à l'Être Suprême comme il en avait gravé à partir de l'année 1964 et jusqu'à sa mort en 1967 (A Love Supreme, Crescent, Ascension, Meditations, ...) avant de me dire qu'après tout, niché dans son petit paradis, François ne manquait certainement pas de matière à réflexion sur le sujet divin et que, le connaissant, il devait déjà avoir entamé de fiévreuses discussions avec ses nouveaux camarades d'éternité. Il me fallait viser pour lui un autre objectif : celui d'un disque qui serait l'expression de ce que la nature humain peut provoquer de plus beau lorsqu'elle est animée par l'idée de rencontre et de partage. Je voulais un disque de fraternité. John Coltrane & Johnny Hartman ! Mais oui, forcément !
Retour à l'année 1962. La comète Coltrane est lancée depuis pas mal de temps pour un voyage dont on pressent qu'il sera sans retour. La musique devient stratosphérique, elle commence à en dérouter quelques uns, un peu égarés dans cet univers de spirales où tous les repères s'évanouissent les uns après les autres (écoutons par exemple les circonvolutions de l'emblématique Live At The Village Vanguard, enregistré en novembre 1961, quel plus exemple d'une évolution foudroyante ?). Du côté de chez Impulse, le label avec lequel le saxophoniste a signé depuis un an, on ne verrait d'ailleurs pas d'un mauvais œil l'idée d'une petite pause dans la course vers l'absolu et c'est dans cet esprit qu'il faut comprendre la publication de Ballads et de John Coltrane & Duke Ellington : montrer au public, mais aussi aux critiques qui commençaient à l'éreinter, que John Coltrane n'avait pas perdu la notion de mélodie, et qu'il pouvait, s'il le voulait, les caresser dans le sens du poil. Bob Thiele, son producteur, nous explique au sujet de John Coltrane & Johnny Hartman : « La raison pour laquelle cet enregistrement est sorti provient du fait que j'ai suggéré à John de montrer aux journalistes de jazz ce dont il était capable. Entre autres, de jouer d'une part des standards américains et de faire, d'autre part un album chanté. Je lui avais dit de se trouver quelqu'un capable de chanter, tout ça pour les faire sourciller et attirer leur attention. Après Ballads, je pensais qu'il aurait fait quelque chose avec une chanteuse comme Sarah Vaughan par exemple. C'est alors qu'il m'a confié qu'il aimerait faire un album avec Johnny Hartman et cela m'a totalement surpris. Hartman n'était pas du tout connu. Il ne faisait l'objet d'aucune renommée. Ce n'était qu'un bon chanteur de ballades. Je ne le classais même pas dans les chanteurs de jazz. »
Nous sommes maintenant le 7 mars 1963, aux studios d'Englewood Cliffs. Les deux hommes, qui se sont rencontrés pour la première fois une semaine auparavant, trouvent naturellement leurs marques avec un répertoire que l'un comme l'autre connaissent sur le bout des doigts. Une session qui se déroulera dans les meilleures conditions, chaque titre n'ayant nécessité qu'une seule prise, à l'exception de « You Are Too Beautiful », contrarié par l'envol d'une baguette d'Elvin Jones ! Au total, une grosse demi-heure de musique mise en boîte et six standards gravés pour l'éternité : « They Say It's Wonderful », « Dedicated To You », « My One And Only Love », « Lush Life », « You Are Too Beautiful » et « Autumn Serenade ». Un septième titre, « Afro Blue », aurait été enregistré, mais il n'a pas été publié.
On est là en présence d'une forme évidente de magie : Johnny Hartman pose naturellement le velouté caressant de sa voix chaude et un peu enjôleuse sur la toile parfaite tissée par le quartet du saxophoniste (qui, jamais, n'enregistrera plus avec un chanteur, cette association étant vraiment unique). Chaque note jouée par Coltrane est habitée par la grâce, comme si tout était mystérieusement écrit, et ses complices, pourtant habitués depuis quelque temps en sa compagnie à de plus périlleux voyages, trouvent ce jour-là le moyen d'un épanouissement souriant par la voie d'un jeu totalement apaisé, où les notes sont presque suggérées tant elles sont empreintes de délicatesse.
Disque court et parfait, John Coltrane & Johnny Hartman n'appartient qu'à lui-même. Sui generis. Et si sa genèse - enregistrer une parenthèse pour rallier plus de public - n'était peut-être pas à l'origine animée d'une motivation intrinsèquement artistique, il n'en reste pas moins que le résultat va bien au-delà des espérances de ceux qui avaient souhaité le voir naître. Un chef d'œuvre, ni plus ni moins. Quarante-six ans plus tard, ces minutes sont préservées et le resteront.
Et puis, si François peut nous lire depuis sa nouvelle maison nébuleuse, je me permets de doubler la mise en lui glissant dans mon petit paquet un deuxième disque, celui que le chanteur Kurt Elling vient de publier et qui est consacré, justement, à cette rencontre magique entre John Coltrane et Johnny Hartman : son Dedicated To You est une belle réussite, humble et respectueuse de l'harmonie d'un jour et du répertoire dont il s'inspire et qui le compose. J'en dis quelques mots ici, sur le site Internet de Citizen Jazz.
A bientôt, ami François, donne-nous des nouvelles dès que tu le pourras. Et profite de cette musique enchantée, tu l'as bien méritée.
En écoute : « Lush Life », extrait de John Coltrane & Johnny Hartman.
Johnny Hartman (chant), John Coltrane (saxophone ténor), McCoy Tyner (piano), Jimmy Garrison (contrebasse), Elvin Jones (batterie). Enregistré le 7 mars 1963.
On peut acheter le disque ICI, pour une somme plus que raisonnable !
Vers les autres textes du Z Band en hommage à François Roudot :
- Belette & Jazz : L'ivre d'images sur son nuage
- Flux Jazz : Respect ! (pour François)
- Jazz Frisson : "Un passant" de Gilles Vigneault par Karen Young
- JazzOcentre : L'ivre d'images sur son nuage, avec Hadouk Trio
- Jazzques : L'ivre d'images sur son nuage, Michel Petrucciani "The Prayer"
- Mysterio Jazz : L'ivre d'images sur son nuage
- Ptilou's Blog : Michael Blake
- Z et le Jazz : L'ivre d'images sur son nuage, avec "Karma" de Pharoah Sanders
Commentaires
Très bien documenté : on y serait presque.
Beau billet. Merci.
Amitiés
Guy
Ben dis donc...ton blog prend des allures de rubrique nécro ces derniers temps...
Un album cool et feutré pour accompagner nos ondes...
Superbe choix, j'ai moi-même penché pour "Ballads", et puis je me suis dit : "Mais, de toutes façons, il aura l'occasion d'écouter du Coltrane, puisque Coltrane est Dieu le père en personne ! (Et le fils aussi : initiales JC). Quant au Saint-Esprit, il habite dans son saxe".
Amitiés
Bill
Un disque intemporel, un excellent choix pour François!
Avant tout merci Maître Chronique, d'avoir suggéré au Z Band cet hommage sous forme de discothèque pour François, sur son nuage ou dans nos coeurs.
J'ai entendu "Lush life" pour la première fois, repris par un groupe qu'on connaît, sur la scène du Dejazet en 1987, et je n'avais pas du tout aimé, ni compris cette référence à l'époque. La version originale est un diamant.
Magnifique, magnifique ce morceau (et l'hommage de MC aussi). Il n'y a rien à faire, mais en musique, j'ai aussi et surtout besoin de voix pour m'émouvoir. Cela me donne vraiment envie d'acheter cet album.
@ Zia : tu peux te faire une idée plus complète par ici :
http://www.deezer.com/music/john-coltrane/john-coltrane-and-johnny-hartman-originals-version-117187
@ La Pié Blésoise : je suis surtout heureux de voir que notre groupe a réagi vite et avec de sensibilité, les choix opérés par chacun d'entre nous étant très variés !
@ Guy : merci !
@Eurydice : finalement, c'est aussi une manière de se dire que ceux qui nous quittent restent présents, qu'on parle de musique ou d'amis.
MC : j'ai mis toute la journée hier l'album en fond sonore au boulot (chut ! il ne faut pas le dire...). C'est superbe et apaisant. Je crois que je vais recommencer aujourd'hui !
Je suis déjà allée sur le blog de François, tu en avais déjà parlé. Je reviendrai écouter et regarder la vidéo plus tard, je me mets à table. Bonne soirée.
C'est un disque magnifique, à l'atmosphère unique. On a l'impression que les musiciens y jouent "doucement" pour ne pas réveiller quelqu'un qui dormirait dans la pièce d'à coté. Sue "Lush Life", l'entrée en solo de Trane me file proprement des frissons.
Et dire que Hartmann était rétif à l'idée d'enregistrer ce disque.
Très beau choix...