Douze fois oui
Amis de la nostalgie, je ne voudrais pas inciter certains d’entre vous à plonger dans les abîmes d’une célébration quasi pathologique du passé mais... lorsque j’ai appris qu’on pouvait se procurer pour une somme très raisonnable (à peine 3 € le disque) un coffret de 12 CD réunissant l’intégralité des albums studio enregistrés (et ici augmentés) par le groupe Yes entre 1969 et 1987 pour le compte du label Atlantic, mon microsillon interne n’a fait qu’un tour, provoquant dans l’instant l’exhumation de vieux souvenirs qui continuent de me hanter. Plutôt agréables, je dois bien l’avouer même si l’acmé du groupe correspond selon moi à une période beaucoup plus courte: trois années, de 1971 à 1974, une phase hyper créative jalonnée par cinq albums qu’on peut aujourd’hui considérer comme des classiques dans l’histoire du rock progressif (un mouvement qu’il est de bon ton de dénigrer par paresse et dont les réelles richesses m’incitent à vous recommander la lecture du livre éponyme signé Aymeric Leroy aux éditions Le Mot et le Reste) : The Yes Album (1971), Fragile (1972), Close To The Edge (1972), Tales From Topographic Oceans (1973) et Relayer (1974).
Avant - appelons cette époque le proto-Yes - ce n’était pas encore tout à fait le Yes un peu démesuré, avec ses longues chevauchées aux ornements scintillants (à la limite du clinquant par instants) produits en particulier par la voix haut perchée de Jon Anderson, la guitare virtuose de Steve Howe et les claviers post-classiques de Tony Kaye, puis Rick Wakeman et pour finir Patrick Moraz.
Ensuite, Yes, victime du gigantisme généré par la nécessaire conquête du continent américain (des sous des sous des sous), mais aussi d’une succession de conflits d’égos stériles, n’offrira plus rien de neuf, d’abord par le truchement de quelques albums plutôt sympathiques mais sans grande surprise (Going For The One, Tormato, Drama) ressemblant à s’y méprendre à des redites un tantinet pâlichonnes, à une époque où d’une part la musique disco avait substitué la transpiration industrielle à la démesure et l’irrationnel, et d’autre part le mouvement punk un primat primate anti-thatchérien à la complexité de compositions désormais excommuniées par une nouvelle dictature les qualifiant de bourgeoises ; puis à travers une résurrection – et le retour de Jon Anderson et Tony Kaye - auréolée de quelques succès commerciaux indéniables (ainsi « Owner Of A Lonely Heart ») dans les années 80, une renaissance d’assez courte durée qui ne se fera qu’au prix de compromis et de concessions faites aux codes imposés par une période peu féconde et avide de simplifications nées d’impératifs de rentabilité assignés aux disques produits : 90125 puis Big Generator, disques écoutables certes, mais bien loin des folles années. Depuis, entre reformations partielles, conflits et brouilles, clones vocaux (ainsi Benoît David, chargé de remplacer Jon Anderson à partir de 2008, un chanteur que Yes est allé débaucher dans un tribute band appelé Close To The Edge !), départs, retours, formations dissidentes... le groupe a donné le mauvais exemple de ces histoires qui n’en finissant pas de finir alors qu’un arrêt raisonné pour motifs artistiques eût été, et de très loin, la solution la plus honorable pour tous.
J’entends déjà des voix grincheuses s’élever : Yes... mouais, prétentieux, frime, démonstrations vaines, étalage de virtuosité... Toutes ces critiques, je les connais bien, je les entendais déjà à l’époque de mon adolescence lorsque - allongeant sur le sol de la chambre de mon frère une carcasse enfin longiligne, après avoir cru pendant longtemps que ma morphologie ne me permettrait jamais d’accéder à l’altitude d’un corps d’adulte - la tête calée entre les deux haut-parleurs posés par terre, réfugié dans un monde qui me fascinait par sa débauche instrumentale – c’était quand même autre chose que les déhanchements d’Elvis Presley à Las Vegas - je me régalais du moindre détail, de chaque enluminure des arrangements, des solos étincelants de la guitare électrique ou acoustique de Steve Howe (ah cette merveille qui culmine sur « The Ancient » !), du grondement tellurique de la basse de Chris Squire, des envolées du synthétiseur de Rick Wakeman ou des performances vocales de Jon Anderson toujours sur le fil du rasoir, tout au long des quatre faces (avec sur chacune d’entre elles une seule composition) de Tales From Topographic Oceans ! Mon seul regret dans ces 80 minutes de musique, c’était l’absence du grand Bill Bruford à la batterie, parti après Close To The Edge et dont le remplaçant Alan White manquait selon moi de subtilité et de mélodicité. J’ai le souvenir très précis, en cette fin 1973 et de crise du pétrole - j'avais acheté le double 33 tours le mercredi 12 décembre, il y a donc 40 ans, presque jour pour jour - de mon grand-père qui était très intrigué par ma posture et que je ne rassurais qu’à moitié sur ma santé mentale lorsque je lui expliquais que c’était pout moi le seul moyen d’entrer dans la musique. Je ne comprenais rien aux textes : aujourd’hui encore, ils restent une énigme pour moi, j’ai beau lire les paroles, je ne sais toujours pas de quoi ils parlent, alors je me réfugiais dans au autre mystère, celui des visuels des pochettes et des graphismes de Roger Dean, ses illustrations un peu magiques venues d’un autre monde, aux confins de la science-fiction et de la poésie, avec cette façon si particulière de dessiner des lettres aux formes rebondies et de les lier entre elles, chaque mot composant à lui seul un dessin. Le double album de 1973 était, à cet égard, un autre sommet dans l’histoire du groupe. Oui, je sais qu’en 2013, il peut paraître un peu niais d’écouter encore ces quelques disques que l’histoire de la musique retiendra peut-être comme une sorte de boursouflure enfantée par des musiciens avides d’une reconnaissance que le seul rock ne pouvait leur apporter. N’empêche : « Yours Is No Disgrace », « Starship Trooper », « Roundabout », « Heart Of The Sunrise », « Close To The Edge », les quatre longs mouvements de Tales From Topographic Oceans, « Gates Of Delirium »... l’idée de retrouver ces quelques pièces maîtresses - alliance de rock, de folk et d'influences classiques - m’enchante.
Quand je pense que, pour d’obscures raisons que je me garderai bien d’expliquer ici, j’avais revendu en 1976 une flopée de 33 tours au prétexte qu’ils méritaient d’être jetées dans les poubelles de mon histoire... et que dans ce lot se trouvait mes albums de Yes ! Quand je pense que, pris de remords et victime du manque que ressent toute personne qui vient de se séparer d’un objet compagnon, j’en avais très vite racheté quelques uns. Quand je me rappelle avoir rapatrié sur mon ordinateur, beaucoup plus tard et sous une forme dématérialisée, une intégrale des disques du groupe, mais dans un format sonore étriqué incompatible avec le besoin d’immersion que provoque l’écoute des albums évoqués un peu plus haut... Alors je vois dans la parution d’un coffret qui inclut bon nombre de bonus tracks une occasion de boucler la boucle et d’évacuer une bonne fois pour tous les regrets nés de cette époque lointaine et de ne pas bouder plus longtemps le plaisir pris à l’écoute d’une musique dont la valeur peut aussi se mesurer aux réminiscences heureuses que sa seule évocation engendre. Cette force-là est irremplaçable.
Oui, douze fois oui !