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onze heures onze

  • Oxyd : « The Lost Animals »

    oxyd, the lost animals, onze heures onze, jazz[Carnet de notes buissonnières # 012] Banco pour Oxyd et son nouveau disque – le cinquième du groupe –  The Lost Animals, paru sur le label Onze Heures Onze. Après Long Now en 2016, qui revisitait la musique du groupe Nirvana, le quintette s’empare du thème des animaux disparus. L’extinction des espèces animales est dramatique, cette jeune garde de musiciens y est forcément sensible.

    Oxyd, c’est la réunion de cinq fortes personnalités : Alexandre Herer au Fender Rhodes et ses couleurs changeantes, sa capacité à instaurer un climat tantôt vaporeux, tantôt intranquille lorsqu’il sature le son de son instrument ; Julien Pontvianne au saxophone ténor, son sens de la retenue et un travail subtil sur le silence et l’entre-note, un art du minimalisme qu’il fait vivre aussi à travers des formations telles que Kepler ou l’Aum Grand Ensemble ;  Olivier Laisney à la trompette, ses constructions rigoureuses aux métriques souvent impaires, celles d’un musicien adepte d’une forme d’abstraction, son phrasé héritier d’une formation classique aussi bien que d’expériences plus contemporaines ;  Oliver Degabriele,  sa basse électrique et terrienne aux accents Zeuhl, son rock sous-jacent, celui qu’il déploie aussi au sein de Festen ;  enfin Thibault Perriard à la batterie, et la dimension parfois plus électro-pop de son drumming qui recourt si besoin à une frappe binaire.

    Oxyd, c'est une alliance savante d’esthétiques et d’influences multiples, qui viennent se conjuguer pour donner naissance à un jazz aux accents souvent électriques, dont la puissance et l’énergie vont de pair avec une musique beaucoup plus éthérée et planante, voire sérielle. Au fil des années, plus de dix maintenant, Oxyd a su élaborer un langage qui lui est propre : The Lost Animals est à n’en pas douter son meilleur disque.

    Alexandre Herer (Fender Rhodes), Julien Pontvianne (saxophone ténor), Olivier Laisney (trompette), Oliver Degabriele (basse), Thibault Perriard (batterie).

    Label : Onze Heures Onze

  • Kepler

    Kepler.jpgAdeptes des urgences contemporaines et de la frénésie d’un quotidien encombré jusqu’à la saturation des esprits par un flux d’informations multiples et sa cohorte de nécessités suspectes et autres fake news, passez votre chemin, ce disque n’est sans doute pas pour vous. Ou plutôt, si : vous devriez peut-être prendre – perdre, me direz-vous – un peu de votre temps pour vivre un moment au rythme ralenti de celui qui s’écoule ici durant une petite quarantaine de minutes. C’est le temps lent de Kepler, un trio d’une paisible singularité constitué par le saxophoniste clarinettiste Julien Pontvianne et les frères Sanchez : Maxime au piano, Adrien au saxophone ténor.

    Mais quel que soit le bonheur qu’on éprouve à l’écoute d’une musique qui sait faire place au silence, on se dit que ce disque est malgré tout une demi-surprise seulement, dans la mesure où Julien Pontvianne est un récidiviste en la matière. Un actif de la pause, pourrait-on dire ! On connaît sa passion, entre autres, pour le philosophe américain Henry David Thoreau, chantre de la vie simple menée à l’écart de la société. Ce musicien nous avait en effet accoutumés au besoin de ralentissement à deux reprises dans la période récente : d’abord avec Silere, une proposition captivante de l’Aum Grand Ensemble enregistrée en mai 2014 ; puis un an plus tard au sein du sextet d’Abhra, dont le disque est de ceux qui n’en finissent pas de vous hanter tant il est un appel à être autrement. Deux curiosités immobiles ou presque, parues comme Kepler sur le label Onze Heures Onze, petite mine d’or musicale que j’ai déjà évoquée dans ces Musiques Buissonnières à plusieurs reprises.

    Je serai honnête avec vous : il n’est pas simple de trouver les mots justes pour évoquer une telle musique de l’épure, ce langage différent autant qu’exigeant qui sollicite votre attention plus que tout autre et fait naître la tension. L’attention, la tension... Telle est l’équation formulée par trois musiciens qui ont appris l’art de l’attente. Leurs compositions sont construites aussi bien autour de notes rares, tenues et retenues, que d’une recréation du vide, celui qu’engendre ce minimaliste volontiers mutique d’une beauté glacée, mais en apparence seulement. Sans doute est-ce là une perception personnelle (et intime), mais j’entends beaucoup d’amour dans cette célébration d’une humanité qui saurait enfin vivre chaque instant avec intensité. J’ai évoqué l’idée d’immobilité au sujet de Silere et Abhra : il en est question ici de la même façon. On pourrait définir Kepler comme un trio de la suspension, de l’entre-note et de la suggestion. Avec lui, il faut savoir tendre l’oreille pour jouir pleinement du souffle d’un saxophone dont le grain s’éteint au moment même où il naît. On imagine aussi la main retenant son geste juste au moment où les doigts vont effleurer les touches du piano. Il en va de même pour la voix de la suédoise Linda Oláh, venue de nulle part au moment ultime, les derniers instants de « Is He Blind » qui clôt le disque.

    Je ne résiste pas pour finir à la tentation d’un parallèle entre Kepler et le fulgurant Double Screening, le nouveau disque du quartet d’Émile Parisien. Car en effet, si ce dernier, tout en syncopes répétées, se veut en quelque sorte un écho à la multiplication des écrans et à toutes nos addictions en la matière, notamment ces habitudes nouvelles qui consistent à avoir l’esprit occupé simultanément par des supports multiples : télévision, ordinateur, smartphone, etc., le trio lui oppose une réponse sans ambiguïté : prenons le temps de nous arrêter, de contempler, de nous imposer un moment de calme, voire de silence. Pensons. Mettons-nous à l’écart des « hommes pressés », d’une société dont le mouvement incessant conduit au vertige. Sachons envisager chaque jour avec simplicité et humilité. Autant dire que cette jeune garde, qu’elle soit ou non estampillée jazz, est en train de nous dire la vie.

  • Abhra

    Abhra.jpgNow playing… Pour ne rien vous cacher, le saxophoniste Julien Pontvianne est selon moi un drôle de loustic. Un énorme point d’interrogation, qui prend un malin plaisir à ne pas vous fournir les réponses aux questions que pose sa musique. C’est à vous d’essayer de vous faufiler dans son monde de silence et d’y trouver une place. Rien de péjoratif dans cette manière de qualifier celui dont j’avais déjà salué le talent très singulier à l’occasion de la publication de Silere, un disque étonnant de l’Aum Grand Ensemble. Je me souviens de l’expression « immobilités apparentes » : elle m’était venue à l’esprit après que j’ai découvert cette musique surgie d’ailleurs, mue dans le quasi silence de souffles esquissés. Que dire par ailleurs de Watt, son quatuor de clarinettes, et de son deuxième disque, encore plus mystérieux, paru chez BeCoq il y a quelques mois ? Imaginez une composition plus immobile que Silere, dont la durée à elle-seule est un défi : soixante-dix-sept minutes ininterrompues, et l’impression que presque rien ne bouge dans cette respiration à quatre souffles continus au cœur desquels on perçoit à peine mouvements et décalages, pour peu qu’on n’y prête pas attention. Il faut s’accrocher à sa propre volonté d’en savoir plus pour ne pas courir le risque de se perdre dans un espace infini dont les trois autres gardiens ne sont pas des inconnus : Jean Dousteyssier (dont j’ai évoqué le Post K voici quelques jours), Antonin Tri-Hoang et Jean-Brice Godet. Et pour être franc, je vous accorderai le droit d’être un peu dérouté par cette aventure dans laquelle on ne peut entrer vraiment qu’à condition d’avoir libéré son esprit de toutes les chaînes de notre quotidien formaté. Julien Pontvianne invente la musique de l’abandon.

    Immobilité. Silence. Mystère. Vide. Atmosphère flottante. Voilà le début d’un lexique qui pourrait définir l’approche esthétique de ce musicien explorateur. En sanskrit, Abhra signifie justement l’atmosphère et le vide : c’est le titre que Julien Pontvianne a donné à son nouveau projet, pour lequel il s’est entouré d’une formation internationale aux couleurs changeantes mais tout aussi confidentes qu’à l’habitude. À n’en pas douter, notre homme est toujours en quête d’une musique en état de lévitation. À ses côtés, la chanteuse irlandaise Lauren Kinsella, la violoncelliste anglaise Hannah Marshall, les Italiens Francesco Diodati (guitare) et Matteo Bortone (contrebasse), sans oublier son cher compatriote Alexandre Herer aux claviers. On connaît ce dernier pour toute la tâche qu’il accomplit dans le cadre d’Onze Heures Onze, sur le label duquel le flottant Abhra voit le jour. Ce sextet, plus que jamais introspectif, s’est réuni autour de textes de Henry David Thoreau, philosophe et poète américain du XIXe siècle et qui constituait déjà la source d’inspiration de Silere. Il faut se souvenir que Thoreau plaçait la nature au centre de sa pensée et avait compris que « pour être et s’ancrer au monde, il suffit de respirer, goûter, toucher, regarder, écouter le silence, ressentir, contempler, observer ». Et c’est bien une telle approche qui constitue la véritable clé permettant d’ouvrir en grand la porte de cet univers musical sans équivalent. Il faut apprendre le lâcher prise. Si, de façon paradoxale, les textures sonores déployées dans Abhra, d’une grande délicatesse, sont une invitation au silence, elles sont peut-être le terrain le plus propice à l’envoûtement que suscite le chant diaphane de Lauren Kinsella, une grande découverte pour ce qui me concerne. Abhra est un disque de la lenteur, ce qui à notre époque est presque une provocation. Julien Pontvianne et ses musiciens nous invitent à stopper un temps notre course folle et à nous interroger sur le sens à donner à l’urgence qui nous ronge. Où allons-nous, quelle est la nature réelle de cette frénésie qui nous emporte et pourquoi sommes-nous si souvent incapables de supporter le silence ? Il y a plein de réponses à toutes ces questions dans Abhra : laissez-vous aller, fermez les yeux, écoutez, vous aller trouver.

    Pour en savoir plus, c’est ICI.

  • Le silence est d’or

    aum_silere.jpgAu départ, on n’y prête pas attention... Il est même un danger qui guette à l’écoute de Silere : celui de passer à côté d’un disque dont les immobilités apparentes sont nourries de ces silences magnétiques auxquels notre vie quotidienne a fini par nous soustraire, jusque dans ses moindres recoins. Voilà une musique d’une puissance discrète mais implacable, qui s’insinue avec une étonnante détermination dans l’espace sonore, telle une vague lente et inexorable. Sous la houlette du saxophoniste et compositeur Julien Pontvianne, l’AUM Grand Ensemble crée l’indicible et fait valser tous les repères. L’impression d’accéder à un ailleurs sans nom se fait jour...

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  • REV3RSE

    denis guivarc'h, rev3rse, onze heures onze, chander sardjoe, jean-luc lehrJe ne vais pas endosser le costume du cuistre et vous infliger un cours magistral sur le mouvement M-Base, dont l’un des instigateurs fut le saxophoniste Steve Coleman, voici maintenant une trentaine d’années. Comme ce dernier l’expliquait il y a longtemps déjà à Citizen Jazz, cette « école » dépassait le strict cadre musical et traduisait aussi l’influence des expériences acquises dans une vie sur la forme elle-même. Mais pour résumer l’affaire, on rappellera que Coleman a, depuis le début, tenté de suivre un chemin singulier qui l'affranchit des étiquettes. Il a beaucoup travaillé sur les métriques impaires et les cycles rythmiques, cherché à intégrer le funk et le hip-hop, tout en précisant qu’il ne se sentait pas particulièrement un musicien de jazz : « La musique est une extension de ce que je suis, de ce que nous sommes : il s’agit donc juste d’essayer d’être soi-même ». Coleman est un artiste qui compte et fait l’objet de pas mal d’études de la part des musiciens et des musicologues. 

    Par souci d’honnêteté, je dois aussi préciser que je n’ai jamais été un grand fan de Steve Coleman. Pour des raisons d’adhésion à son corpus esthétique, principalement : il y a dans sa musique ce je ne sais quoi qui m’a toujours semblé désincarné et a tempéré l’enthousiasme qui aurait dû me gagner face à un créateur que j’ai eu la chance de voir à plusieurs reprises sur scène. La mécanique colemanienne est implacable, la réalisation de son travail impressionnante, son engagement est total, tout cela force le respect mais... à chaque fois, j’ai ressenti une certaine froideur, comme si trop souvent la forme l’emportait sur le fond. 

    Je ne suis pas parfait et, j’en suis certain, quelque chose d’important a dû m’échapper à chaque fois. Qu’on veuille bien me pardonner cette erreur inexcusable. 

    Aussi, ce n’est pas sans curiosité – et une pointe de crainte – que j’ai reçu puis écouté sans tarder l’album en trio (avec invités) du saxophoniste Denis Guivarc’h, lui qui ne cache pas son admiration pour Steve Coleman. Celle-ci va même se nicher dans le titre, REV3RSE, qui pourrait bien faire référence aux idées mélodiques en miroir du maître américain. 

    Les débuts en musique de ce Breton correspondent grosso modo à ceux du mouvement M-Base : passé par le Multicolore Feeling Fanfare d’Eddie Louis, Guivarc’h a longtemps travaillé aux côtés du flûtiste Magik Malik (présent parmi les invités de REV3RSE) ; on a pu aussi le retrouver comme partenaire de pas mal d’autres pointures dont Steve Coleman lui-même et qui, pour certaines, sont présentes sur ce nouvel album (Minino Garay ou Nelson Veras). 

    En 2008, Guivarc’h et son quartet, au sein duquel on retrouvait déjà l'excellent Jean-Luc Lehr à la basse, publiaient Exit, un disque qui affirmait non seulement les qualités d’instrumentiste, mais aussi de compositeur du saxophoniste. Cette fois, c’est un trio qui est à l’œuvre et sa belle unité fait plaisir à entendre. Un plaisir auquel n’est pas étrangère la présence du batteur Chander Sardjoe, dont le jeu étourdissant est à lui-seul une succession de petites symphonies percussives. Ce dernier, bien que né aux Pays-Bas, a longtemps travaillé en Inde et met toute sa science du rythme au service d’une cause musicale dont REV3RSE est une très belle illustration. On devinera sans peine le haut niveau de la paire d'exception qu'il forme avec Jean-Luc Lehr… 

    L’album se présente sous la forme de douze compositions plutôt brèves, qui s’enchaînent avec une vivacité nerveuse dans une ambiance qu’on aurait envie de qualifier de joyeuse, si ce terme ne présentait pas le risque de laisser penser qu’elle est superficielle. Bien loin de là : REV3RSE est le fruit mûr d’un musicien en pleine possession de ses moyens. Le trio affirme son propos avec assurance, il va droit au but et avance, avance, avance... L’effet indirect, soyez-en certains, de ces drôles de mesures impaires, faussement bancales, qui vous donnent l’impression que quelque chose ne tourne pas rond au royaume de la musique alors que, bien au contraire, de savantes constructions sont à l’œuvre pour mieux vous attirer dans leurs chausse-trapes rythmiques. Rigueur et plaisir. Car ici, rien de désincarné, rien de théorique, c’est plutôt un jeu de cache-cache malicieux auquel on est convié, comme si chacun des musiciens était entraîné dans une course un peu folle, sur un rythme la plupart du temps élevé et tout au long d’un parcours construit en oscillations permanentes autour d’une ligne directrice qui, elle, semble bien définie. REV3RSE respire la santé, à l’image du jeu de Denis Guivarc’h, à la fois net, concis et habité d'un chant profond. Et c’est un petit bonheur de savourer en contrepoint du trio les interventions des amis conviés à la fête : Nelson Veras, Minino Garay, Magic Malik et Jozef Dumoulin

    Guivarc’h se paie même le luxe d’une reprise étonnante, celle de « Take On Me », du groupe norvégien A-Ha, et un énorme succès commercial (en particulier grâce à un clip mêlant images réelles et scènes d’animation) dans les années 80. Le saxophoniste et ses camarades accomplissent ici l’exploit de donner à la chanson une épaisseur dont elle était dépourvue à l’origine... Un pari qui n’était pas gagné d’avance car, souvenons-nous en, il s'agissait tout de même d'une bluette pour le moins oubliable, un bel exemple de fast music (comme on parle de fast food)...

    REV3RSE est publié sur l’excellent label Onze Heures Onze, lui-même émanation d’un collectif de musiciens d’Ile-de-France dont la démarche artistique regarde aussi bien vers le jazz, le rock ou la musique contemporaine et, plus généralement, les musiques expérimentales. Une pépinière à suivre de près, où s’illustrent, entre autres talents, celui du pianiste Alexandre Herer et du trompettiste Olivier Laisney. Laissez donc traîner vos oreilles du côté de leur petit laboratoire, vous devriez à coup sûr en retirer bien des satisfactions, au premier rang desquelles celle de votre curiosité.

    En commençant par REV3RSE, par exemple !

    Denis Guivarch’ Trio : « REV3RSE »

    Denis Guivarc’h (saxophone alto), Jean-Luc Lehr (basse) , Chander Sardjoe (batterie) + Josef Dumoulin (piano), Minino Garay (percussion), Malik Mezzadri (flûte), Nelson Veras (guitare).
    Onze Heures Onze – 842705 ONZ013