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maxime sanchez

  • Kepler

    Kepler.jpgAdeptes des urgences contemporaines et de la frénésie d’un quotidien encombré jusqu’à la saturation des esprits par un flux d’informations multiples et sa cohorte de nécessités suspectes et autres fake news, passez votre chemin, ce disque n’est sans doute pas pour vous. Ou plutôt, si : vous devriez peut-être prendre – perdre, me direz-vous – un peu de votre temps pour vivre un moment au rythme ralenti de celui qui s’écoule ici durant une petite quarantaine de minutes. C’est le temps lent de Kepler, un trio d’une paisible singularité constitué par le saxophoniste clarinettiste Julien Pontvianne et les frères Sanchez : Maxime au piano, Adrien au saxophone ténor.

    Mais quel que soit le bonheur qu’on éprouve à l’écoute d’une musique qui sait faire place au silence, on se dit que ce disque est malgré tout une demi-surprise seulement, dans la mesure où Julien Pontvianne est un récidiviste en la matière. Un actif de la pause, pourrait-on dire ! On connaît sa passion, entre autres, pour le philosophe américain Henry David Thoreau, chantre de la vie simple menée à l’écart de la société. Ce musicien nous avait en effet accoutumés au besoin de ralentissement à deux reprises dans la période récente : d’abord avec Silere, une proposition captivante de l’Aum Grand Ensemble enregistrée en mai 2014 ; puis un an plus tard au sein du sextet d’Abhra, dont le disque est de ceux qui n’en finissent pas de vous hanter tant il est un appel à être autrement. Deux curiosités immobiles ou presque, parues comme Kepler sur le label Onze Heures Onze, petite mine d’or musicale que j’ai déjà évoquée dans ces Musiques Buissonnières à plusieurs reprises.

    Je serai honnête avec vous : il n’est pas simple de trouver les mots justes pour évoquer une telle musique de l’épure, ce langage différent autant qu’exigeant qui sollicite votre attention plus que tout autre et fait naître la tension. L’attention, la tension... Telle est l’équation formulée par trois musiciens qui ont appris l’art de l’attente. Leurs compositions sont construites aussi bien autour de notes rares, tenues et retenues, que d’une recréation du vide, celui qu’engendre ce minimaliste volontiers mutique d’une beauté glacée, mais en apparence seulement. Sans doute est-ce là une perception personnelle (et intime), mais j’entends beaucoup d’amour dans cette célébration d’une humanité qui saurait enfin vivre chaque instant avec intensité. J’ai évoqué l’idée d’immobilité au sujet de Silere et Abhra : il en est question ici de la même façon. On pourrait définir Kepler comme un trio de la suspension, de l’entre-note et de la suggestion. Avec lui, il faut savoir tendre l’oreille pour jouir pleinement du souffle d’un saxophone dont le grain s’éteint au moment même où il naît. On imagine aussi la main retenant son geste juste au moment où les doigts vont effleurer les touches du piano. Il en va de même pour la voix de la suédoise Linda Oláh, venue de nulle part au moment ultime, les derniers instants de « Is He Blind » qui clôt le disque.

    Je ne résiste pas pour finir à la tentation d’un parallèle entre Kepler et le fulgurant Double Screening, le nouveau disque du quartet d’Émile Parisien. Car en effet, si ce dernier, tout en syncopes répétées, se veut en quelque sorte un écho à la multiplication des écrans et à toutes nos addictions en la matière, notamment ces habitudes nouvelles qui consistent à avoir l’esprit occupé simultanément par des supports multiples : télévision, ordinateur, smartphone, etc., le trio lui oppose une réponse sans ambiguïté : prenons le temps de nous arrêter, de contempler, de nous imposer un moment de calme, voire de silence. Pensons. Mettons-nous à l’écart des « hommes pressés », d’une société dont le mouvement incessant conduit au vertige. Sachons envisager chaque jour avec simplicité et humilité. Autant dire que cette jeune garde, qu’elle soit ou non estampillée jazz, est en train de nous dire la vie.