22 v’là 21 !
Tant pis, je ne résiste pas à publier ici un petit texte que j’ai écrit la semaine dernière en quatrième vitesse après avoir reçu 21, un album enregistré par un trio composé de Philippe Gordiani, Julien Desprez et Emmanuel Scarpa. Il n’est que la traduction rapide de mes premières impressions (et donc le brouillon balbutiant d’une chronique pour Citizen Jazz, dont la rédaction est en cours et la publication à venir). Bref, je vous livre une ébauche jetée sur le clavier en quelques minutes. Certainement très imparfaite, j’en suis conscient, mais le ressenti est bien présent, lui. Et croyez-moi, ça sent plutôt bon !
On peut dire que j’ai Gordiani à l’œil, ou plutôt à l’oreille, depuis quelques années : en 2008, la guitare électrique de ce tiers de l’i.Overdrive Trio (avec Bruno Tocanne à la batterie et Rémi Gaudillat à la trompette) avait attiré illico mon attention par sa relecture à la fois fidèle et iconoclaste de Syd Barrett, co-fondateur de Pink Floyd disparu d’abord dans les méandres de sa folie puis définitivement en 2006 ! Quant on a biberonné au rock, quand on a vibré depuis tant d’années à l’électricité de la guitare, quand on a goûté aux saveurs adolescentes de déflagrations pas toujours paisibles pour vos géniteurs, forcément... un type qui sait faire crisser les pneus de l’embarcation à coups de cordes mérite toute votre sympathie ! La mienne en tous cas. Gordiani est de ceux-là... Surtout que le monsieur aime fouler au pied les codes de l’éthique jazz (tiens, au fait, c’est quoi le jazz ? Pas taper ! Pas taper !), au point qu’on devine que les querelles de chapelles ne sont pas pour lui une préoccupation de chaque jour. Rock, jazz, musique minimaliste ou sérielle, improvisation, tout ça, on s’en moque un peu, c’est la vie qui compte, mieux vaut nourrir le flux d’une existence par nature trop courte pour se priver du bonheur de livrer aux autres toutes ces images qui vous hantent.
En 2010, sa participation au grand, généreux, protéiforme et insoumis Libre(s)Ensemble, toujours avec Tocanne & Co, m’avait fait subodorer chez lui des amours crimsoniennes non dissimulées : en composant « From KC to Gawa », Gordiani se plaçait dans une filiation directe avec l’univers de Robert Fripp (et particulièrement celui de la période 1972-1974). D’ailleurs, vous avez compris : KC... King Crimson !
L’année dernière, encore une incartade (je ne prétends pas être exhaustif, j’évoque ici quelques disques qui sont des points de repères) lorsqu’il déjoue d’autres mystères sonores et métalliques dans l’Alphabet de Sylvain Rifflet, expert lui-même en modelage de la matière musicale et dont l’influence frippienne affleurait également ici ou là, en particulier dans une composition intitulée « Electric Fire Gun »... j’en ai moi-même parlé par ici.
Bref, que du beau, du bon, du pur jus. C’est le cas de le dire.
Alors, une alliance avec deux musiciens dont le récent passé et l’actualité montrent toute la disponibilité d’esprit et le sens de la transgression, vous pensez bien... Desprez et Scarpa sont, entre autres, tous deux de l’expérience Radiation 10, et par là du collectif Coax sur le label duquel ce disque paraît : voilà qui donne une idée de leur pédigrée et de leur compétence en matière de distillation musicale. Un beau cadeau juste avant l’été.
21, ça veut dire pas mal de choses. Il fut même une époque lointaine où c’était mon âge... Officiellement, le chiffre traduit l’équation instrumentale du groupe : 2 et 1, deux guitares et une batterie, ce qui signifie que l’idée du power trio du rock est ici légèrement pervertie puisque la basse n’est pas invitée à la fête, très électrique comme on le constate dès les premières mesures de « Siècle 21 ». Tiens tiens... Un autre sens à donner au chiffre 21 ? Et quand on fait le constat de la référence crimsonienne évidente de cette entrée en matière, on se dit qu’il y a là, aussi, un clin d’œil appuyé au « 21st Century Schizoid Man », premier missile envoyé par le groupe à la fin des années 60 et qui restera comme l’une des pièces maîtresses de son répertoire jusqu’à la fin.
Les deux guitares (Gordiani et Desprez, donc) ouvrent la porte de drôles d’espaces hypnotiques, à coups de gifles ou de grondements, endossant parfois le costume de cette basse qu’il faut bien ici ou là faire entrer en scène (ainsi, « 14 (21) »). Elles se répondent en échos d’acier, coulent des mélodies inquiètes ou vrombissent, jouant la complémentarité de leurs textures, entre acidité et onctuosité. Tantôt propulsive et obstinément rock - pesante s’il le faut - tantôt liquide lorsqu’elle se love plus délicatement dans l’intrication des cordes (« Trois couloirs »), la batterie d’Emmanuel Scarpa est au-delà de la force de frappe. Mais attention, si la référence à King Crimson est revendiquée (« Siècle 21 » comme on l’a dit, mais aussi « 3E3» dont le cœur ne déparerait pas sur Larks Tongues In Aspic ou Starless And Bible Black), il serait injuste de laisser penser que 21 est un ersatz de l’idiome frippien et de ses fractures du début des seventies. Trente ou quarante ans ont passé, les expériences se sont accumulées et les influences agrégées, permettant l’éclosion de mondes parallèles. Si les couleurs sont souvent voisines et les oppressions connexes, le trio sait inventer son propre cheminement, entre mystère et ébullition des métaux. Sa science de l’improvisation, ses interrogations sonores (« BzZ », « 258 B », « Fenêtre de droite »), ses déphasages (« Ouverture »), ses appels lancés haut et fort (« 258 A ») sont autant de cartes dans le jeu d’une musique qui ne demande qu’à se fondre dans une « Coda 21 » presque reposée.
Il y a dans 21 tout ce qui fait qu’on aime la musique : l’énergie, l’imprévu, le mystère, une singularité tour à tour incantatoire et curieuse de paysages à défricher. En quarante minutes, Philippe Gordiani, Julien Desprez et Emmanuel Scarpa mettent les doigts dans la prise de courant de leur imaginaire et zèbrent de leurs éclairs notre ciel qui ne demande pas mieux qu’on lui fasse ainsi frissonner les étoiles.
On n’est pas loin du coup de foudre, finalement !