Vivre sans cette musique serait une erreur !
Si quelqu’un m’avait dit un jour que j’écouterais un disque dans lequel un rappeur déclame des textes de Nietzsche, je suis certain que je l’aurais pris pour un hurluberlu. Mais ça va pas la tête ?
Faut bien que je vous le dise : j’ai toujours eu un petit problème avec les philosophes... Est-ce là le stigmate de ma classe de Terminale où notre professeur s’intéressait si peu à ses élèves qu’elle ne voyait même pas, juste sous ses yeux, l’un d’entre eux – mon voisin - en train de recoudre l’ourlet de son jean, la jambe négligemment posée sur sa table ? A cette époque, les choses sont devenues compliquées pour ma pomme : il s’est trouvé comme un écran opaque entre ma pensée chancelante et celles des maîtres dont on nous avait refilé l’étude des grands textes le temps d’une épreuve au baccalauréat, avant de tout oublier dès le lendemain. Au bout de trois ou quatre phrases, je suis perdu, je ne comprends plus, je ne vois pas bien ce qu’on cherche à m’expliquer. Et encore, on dirait que ces braves gens ont laissé des traces puisque ceux qu’aujourd’hui on nomme « philosophes » (souvent à tort, me semble-t-il) ne cessent d’en référer à eux et les citent à tour de phrases, au point qu’on finit par se demander si eux-mêmes pensent quelque chose... Il faudrait que quelqu’un leur dise que le bac, c’est fini... Bref, pas moyen d’entrer dans le truc. Je ne cherche pas à lutter contre des forces qui me dépassent.
De plis, quand je lis le mot « rap », j’ai tendance – par ignorance, probablement – à tout mélanger et à me dire que je vais devoir subir une bande de mecs bien machos, chaîne en or, bagnoles et filles gonflées des poumons. Ce sont des clichés, je le sais (quoique, pas toujours...) et j’ai tort de réduire ce genre à ses seuls excès à but très lucratif. Mais c’est la raison pour laquelle je ne suis pas plus indispensable au rayonnement du rap qu’il ne l’est à mon épanouissement.
Donc : Nietzsche + rap = pas possible !
Eh bien si, c’est possible, justement, et j’en sais gré au saxophoniste (et compositeur) Jean-Rémy Guédon d’avoir été moins stupide que moi. Avec son ensemble Archimusic, il évoque une causerie philosophique entre Nietzsche, Wagner et sa femme Cosima ; une conversation qui donne naissance à une improvisation au piano par le philosophe, histoire de créer une nouvelle matière composée de sons et d’idées. Musicien amateur, Nietzsche n’a jamais été reconnu pour ce talent-là. Mais il y avait de quoi interpeller un jazzman comme Guédon, qui s’est emparé de ses textes « les plus raisonnants » pour les mettre en musique. C’est cela, Le Rêve de Nietzsche, objet de création lors de l’édition 2011 du Banlieues Bleues : « C’est tâcher de m’approcher au plus près de son désir jamais accompli ». Qui voit le jour cette fois sous la forme d’un disque dont tous les textes sont « dits » par Jimmy Justine, un MC élevé au smurf devenu rappeur, qui se nourrit de son propre vécu pour dire ce qu’est le monde, en bien comme en mal. Il aime la langue française, la lecture, l’écriture, personne ne saurait le lui reprocher, n’est-ce pas ?
Archimusic se présente sous la forme d’un ensemble de 8 musiciens, qu’on pourrait scinder en deux parties : un duo pulsion, composé de Thierry Jasmin-Banaré (basse) et David Pouradier Duteil (batterie) qui imprime un tempo lourd et profond, ce que je n’hésiterai pas à qualifier de groove ; face à eux, ou plutôt autour d’eux, avec eux, six instruments à vent dont le saxophone de Jean-Rémy Guédon lui-même qui mène la danse. Clarinette, hautbois, basson, clarinette basse, trompette pour soulever le beat et offrir un écrin très singulier, soyeux, protecteur, tourmenté parfois, aux scansions de Justine, lui-même trop heureux de nous laisser entrer dans les pensées de Nietzsche en leur imprimant son propre rythme. Mais surtout, jamais ces deux matières (le son et la pensée, donc) ne semblent faire l’objet d’une juxtaposition artificielle. C’est la cohérence du tout qui saute aux oreilles, une impression d’Ensemble pour ainsi dire.
Humain Trop Humain, Le Gai Savoir, Ecce Homo, Ainsi Parlait Zarathoustra, De la Canaille... Voilà le programme du jour, dont je connaissais tout au plus les titres. Mais après tout, je m’en fiche, pas d’examen en vue pour moi, et je ne vous cacherai pas que je me suis surpris à faire attention aux textes de Nietzsche (après une première écoute où mes oreilles faisaient la part belle à la musique), à les lire en même temps que Justine les disait. Et vous savez quoi ? Y a des trucs que je comprends. Tiens, par exemple, quand je lis dans Le Gai Savoir : « Vivre ! Cela veut dire repousser continuellement loin de soi quelque chose qui veut mourir. » Eh bien, une phrase comme ça, elle me parle, je la comprends dans ses moindres détails. Et je n’en cite qu’une, pour l’exemple, mais j’aurais presque pu recopier ici tous les textes qui sont reproduits sur le livret sur ce disque salutaire.
Une question de pédagogie ? Possible... Alors, Jean-Rémy Guédon, Jimmy Justine et Archimusic, dites-nous que vous allez forcer la porte des lycées et nous parler philomusique ! Je veux bien repasser le bac avec vous...
BONUS !
Un extrait d’un concert donné en mars 2013 au tamanoir (Gennevilliers)
Jean-Rémy Guédon nous explique ce qu’est Archimusic.