Frasiak : Mon Béranger 2
Nancy, le 10 novembre 2020
Mon cher Éric,
Une fois encore, il faudra me pardonner. Car voilà qu’à ma grande honte, je te rejoue « le coup de Charleville », si tu veux bien me passer cette expression un peu triviale. J’avais envisagé en effet une chronique pour évoquer ce Béranger 2 que tu viens de publier en plein confinement et voilà que je dois y renoncer. Parce que tu vois, tout cela est un peu trop personnel, alors j’aime mieux te dire les choses comme elles me viennent, je t’écris une nouvelle lettre et de toutes façons, sache d’emblée que je réitère pour l’essentiel tout ce que j’avais pu écrire un beau jour de mai 2014 dans ma chronique de Mon Béranger que j’avais de manière un tantinet taquine intitulée Éric Frasiak ou le goût du Père François. Je ne boudais déjà pas mon plaisir : « Le Meusien ne se cache pas derrière son maître à chanter, pas plus qu’il n’essaie de tirer la couverture à lui en dénaturant les versions originales. Non, c’est beaucoup plus simple que ça : c’est un peu comme si les deux hommes marchaient côte-à-côte, bras dessus bras dessous. Quand l’un chante, on entend l’autre. »
Je ne peux pas te cacher que lorsque tu as annoncé l’idée d’un Béranger 2, j’étais intrigué : à quoi bon puisque ton premier hommage était si réussi ? Est-ce bien nécessaire ? Foin des réserves, le cru 2020 vient balayer les doutes. Mieux que ça – pardonne s’il te plaît ma manière de dire ces choses – j’ai l’impression que les années qui passent te vont comme un gant. Si j’osais, je te dirais que tu passes le cap des années comme le bon vin. Déjà que Charleville avait des allures de coup parfait…
Bis repetita et sans doute plus que ça. Tu as puisé dans les années 70 pour composer ce nouveau menu, aussi copieux que le précédent. Le CD est plein comme un œuf avec ses dix-sept titres qui ont dû être pour toi un sacré casse-tête. Je t’imagine hésitant sur l’un ou l’autre, le mettant de côté, y revenant pour finalement te décider en sachant qu’une limite physique finirait par t’imposer des choix.
Pour ce qui me concerne, tout cela me convient parfaitement, d’autant plus que je ressens à l’écoute de ce disque l’immense plaisir qui a été le tien. La communication est directe, tu peux être rassuré, tout cela vient en droite ligne du cœur ! Oh comme on devine le frisson qui te gagne quand tu te lances dans un solo de guitare électrique sur « Elle voyage » ou « Derrière ses valises », que je tiens pour le sommet du disque, avec ses sept minutes au final presque planant qui pourraient durer une vie entière et qui viennent rappeler que, plus qu’un chanteur interprète, amoureux de la poésie et homme sensible, politiquement engagé, tu es un musicien nourri de ces belles musiques qui ont tant fait vibrer les sexagénaires que nous sommes aujourd’hui. Cette fièvre contractée à l’écoute des Hot Tuna, Pink Floyd ou autres Lou Reed ne pourra jamais retomber. Tu es un rocker, finalement. Il n’existe pas d’aspirine pour contrer cette température née des folies d’une décennie qui va nous nourrir encore longtemps et c’est bien heureux.
Ce que je voulais aussi te dire, et peut-être même te redire, c’est que j’ai beau connaître toutes ces chansons de François Béranger – tu sais, Le Monde Bouge et L’Alternative sont des disques que j’ai usés jusqu’au creux du sillon quand j’étais adolescent – lorsque tu les chantes, c’est toi que j’entends, pas lui. Tu as l’intelligence de prendre la bonne distance, tu t'autorises le pas de côté rythmique pour faire entendre ta petite musique. On sait ta passion et ton respect pour celui qui t’a donné envie d’être celui que tu es devenu, mais tu évites avec une évidente jubilation le piège de l’interprétation pâlichonne, trop révérencieuse. Toi, tu as l’énergie, la fibre. Et tu respires la joie d’être en musique, je te garantis que ça s’entend d’un bout à l’autre de l’album.
Il faut dire aussi un petit mot sur ceux qui t’entourent, ton groupe d’amis, ceux qui ont su t’aider à modeler un écrin qui se fiche bien des modes et donne la priorité à ce qu’en d’autres mots on appelle le groove. Je sais que tu me comprends lorsque je dis cela. Les claviers de Benoît Dangien sont un petit bonheur, la rythmique composée de Philippe Gonnand à la basse et Olivier Baldissera ou Raphaël Schuler à la batterie est forte et souple à la fois, jamais pesante. Je ne peux pas citer tout le monde, juste dire aussi qu’un zeste d’accordéon, une tombée de pedal steel ou les échos de la guitare de ton complice Jean-Pierre Farra sont les épices qui font que le plat est plus savoureux encore.
Pas besoin d’en dire plus à ce stade : il est question de plaisir ici, de tendresse, de rage, d’humour, de lucidité aussi face à un monde qui portait déjà en lui, au temps de François Béranger, toutes ces tares qui n’en finissent plus de suinter sur nos vies pandémiques. Tout cela est d’une actualité criante… Tu tends un grand fil rouge par-dessus ces décennies qui ont fait nos vies, dans un exercice d’équilibriste qui nous unit. Nous sommes là, à tes côtés, tu peux avancer les yeux fermés.
Allez, je lève mon verre à ta santé et à celle de ton nouveau disque dont tu laisses entendre qu’il pourrait avoir une suite. Tu as raison car, comme on le dit, jamais deux sans trois. L’an passé, nous devions trinquer pour de vrai et puis… Coronavirus, confinement, méchants coups de baguette sur les doigts des non essentiels dont tu fais partie aux yeux de la technocratie néolibérale autoritaire et dans les rangs desquels je me glisse volontiers… et puis, rien du tout, re-confinement et encore et toujours les gros yeux faits aux artistes, attention si vous n’êtes pas sages, nous allons sévir encore… Ce sera pour une autre fois mais je te le jure, nous y parviendrons. Ici à Nancy ou à Bar-le-Duc, je rêve d’un après-midi de printemps, d’une terrasse et d’un bavardage de l’amitié où nous pourrions nous souvenir de ce que nous n’avons pas vécu ensemble, mais en même temps pourtant.
Je t’embrasse et m’en vais de ce pas me remettre un petit coup de ton beau Béranger 2. Et je vais m’envoler une fois encore avec ce « Derrière ses valises » si beau, si beau…
Bien à toi,
Denis
Je me permets de t’adresser un simple courrier alors que j’avais dans l’idée d’écrire une vraie chronique au sujet de Charleville..., ton dernier disque. Tiens, je m’aperçois que je te tutoie ; j’espère que tu ne m’en voudras pas. Mais nous nous sommes déjà rencontrés – brièvement certes, à l’occasion d’un concert en duo avec ton fidèle Jean-Pierre Fara – et il nous arrive d’échanger quelques mots de temps à autre par le biais de ce que certains nomment « réseaux sociaux ». Le « tu » me semble plus approprié que le « vous », si tu n’y vois pas d’inconvénient. Pas de chronique donc, juste une petite lettre que je me dépêche d’écrire parce que la levée du courrier est à midi pile. Pas de temps à perdre, le travail du facteur est suffisamment pénible en nos jours néolibéraux pour que je ne retarde pas sa tournée marquée du sceau de la rentabilité et de l’évaluation.
Une fois n’est pas coutume, il sera question ici de ce qu’on appelle pour simplifier un disque de « chanson française ». Voilà qui vous surprend, n’est-ce pas ? Vous conviendrez avec moi que je brocarde suffisamment le petit monde bariolé de nos chanteurs/chanteuses insipides et interchangeables et que je ne me prive jamais de l’occasion de dénoncer les relations incestueuses qu’entretient une minorité d’entre eux, dominante et inusable, avec la sphère radio-télévisée et ses passe-plats obéissants pour ne pas dire tout le bien que je pense d’un album récemment publié par le barisien 