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  • Nothing But Love : The Music of Frank Lowe

    frank lowe, bernard santacruz, nothing but loveUn coup de maître ! Il est des hommages un brin compassés tandis que d’autres sont fervents, parce qu’on n’ose pas les qualifier d’heureux. En écoutant Nothing But Love, The Music of Frank Lowe, on ne peut qu’être emporté dans le tourbillon d’un jazz de l’exultation, qui franchit avec allégresse les portes du free, celui qui célèbre aujourd’hui un musicien disparu en 2003 à l’âge de 60 ans. On résumera à grands traits la carrière de Frank Lowe en rappelant que ce saxophoniste ténor natif de Memphis, qui s’était établi à New York en 1966, influencé par Ornette Coleman et John Coltrane, avait collaboré avec Sun Ra ainsi qu’au World Galaxy d’Alice Coltrane en 1971, sans oublier sa participation à la Relativity Suite de  Don Cherry en 1973. Avant d’entamer une carrière en son nom où se croiseront quelques figures marquantes de l’histoire du free jazz, telles que le batteur Rashied Ali (dernier compagnon de route de John Coltrane), le contrebassiste William Parker ou encore le violoncelliste Abdul Wadud. Et beaucoup d’autres…

    Difficile toutefois de cerner en quelques lignes la personnalité d’un tel musicien qu’on qualifiera volontiers de libertaire, mais une chance nous est donnée de le connaître un peu mieux grâce à Bernard Santacruz, contrebassiste qui eut le privilège de le rencontrer en janvier 1993 et de travailler à ses côtés quasiment jusqu’à sa mort, avec un ultime concert en mai 2001 à l’occasion du festival Musique Action de Vandœuvre-lès-Nancy. En témoignent par ailleurs différents enregistrements comme : Latitude 44 (1994), After The Demon’s Leaving (1996) ou Short Tales (1999).

    Nous sommes en 2019. Bernard Santacruz est à New York et retrouve deux musiciens avec lesquels il avait joué aux côtés de Frank Lowe : le batteur (et trompettiste) Anders Griffen et le pianiste Christopher Parker. Ils décident alors d’enregistrer au Park West Studio de Brooklyn.  À cette occasion, le contrebassiste fait la connaissance de deux autres musiciens qui se joignent à eux : le saxophoniste Chad Fowler et la chanteuse Kelley Hurt.

    Coup de cœur, donc, pour ce qui, bien plus qu’un hommage, se révèle une fête tant la vibration qui émane de cette session est puissante, portée par un souffle de vie communicatif. Sept thèmes enlevés, joyeux, signés par le saxophoniste (dont une double version de « In Trane’s Name » avec pour la seconde Bobby Lavell au saxophone ténor) et empruntés à différents albums qui embrassent toute sa carrière, en commençant par l’inaugural Beings en 1973. Cette musique en couleurs vives est un chant, porté par un quintet habité par la joie de la première à la dernière minute du disque. Il est inutile de chercher à distinguer un musicien plus qu’un autre, tous parlent la même langue, dans un unisson du cœur qui a des allures de communion. Mais dans une exultation, une douce folie qui s’empare d’eux pour ne jamais les lâcher. Si jamais vous aviez des doutes quant à la vitalité de ce jazz dont on n’a cessé d’annoncer la mort depuis des lustres, plongez-vous dans ce Nothing But Love, noyez-vous dans sa frénésie heureuse. C’est là un excellent remède à la mélancolie qui peut nous gagner en ces temps de pandémie et un encouragement à ne jamais renoncer. Le contrebassiste et ses partenaires boxent dans la vie, en quête d’élévation et de lumière. Ils les ont trouvées, c’est certain, en ce mois de juin 2019. Et tournent là les pages d'une très belle « histoire d'amour ».

    Pour terminer, j’aimerais ici remercier personnellement Bernard Santacruz, non seulement pour le beau cadeau qu’il m’a fait en m’adressant un exemplaire de Nothing But Love, mais aussi pour ces heures de musique si belles dont on peut se délecter à travers sa participation à Over The Hills sous la houlette de Bruno Tocanne, au Canto De Multitudes du même Tocanne avec Rémi Gaudillat ou encore avec son album solo Tales, Fables And Other Stories. Un salut très amical donc, à ce magnifique musicien dont la sensibilité me touche au plus près du cœur. Merci !

    Titres : Decision In Paradise | Addiction Ain’t Fiction | In Trane’s Name | Fuschia Norval | Inappropriate Choices | The Flam | Nothing But Love | In Trane’s Name | Addiction Ain’t Fiction (alt).

    Les musiciens : Chad Fowler (saxophone), Christopher Parker (piano), Bernard Santacruz (contrebasse), Anders Griffen (batterie et trompette), Bobby Lavell (saxophone), Kelley Hurt (voix).

    Label : Mahakala Music

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  • Frasiak : Mon Béranger 2

    Nancy, le 10 novembre 2020

    eric frasiak, mon berangerMon cher Éric,

    Une fois encore, il faudra me pardonner. Car voilà qu’à ma grande honte, je te rejoue « le coup de Charleville », si tu veux bien me passer cette expression un peu triviale. J’avais envisagé en effet une chronique pour évoquer ce Béranger 2 que tu viens de publier en plein confinement et voilà que je dois y renoncer. Parce que tu vois, tout cela est un peu trop personnel, alors j’aime mieux te dire les choses comme elles me viennent, je t’écris une nouvelle lettre et de toutes façons, sache d’emblée que je réitère pour l’essentiel tout ce que j’avais pu écrire un beau jour de mai 2014 dans ma chronique de Mon Béranger que j’avais de manière un tantinet taquine intitulée Éric Frasiak ou le goût du Père François. Je ne boudais déjà pas mon plaisir : « Le Meusien ne se cache pas derrière son maître à chanter, pas plus qu’il n’essaie de tirer la couverture à lui en dénaturant les versions originales. Non, c’est beaucoup plus simple que ça : c’est un peu comme si les deux hommes marchaient côte-à-côte, bras dessus bras dessous. Quand l’un chante, on entend l’autre. »

    Je ne peux pas te cacher que lorsque tu as annoncé l’idée d’un Béranger 2, j’étais intrigué : à quoi bon puisque ton premier hommage était si réussi ? Est-ce bien nécessaire ? Foin des réserves, le cru 2020 vient balayer les doutes. Mieux que ça – pardonne s’il te plaît ma manière de dire ces choses – j’ai l’impression que les années qui passent te vont comme un gant. Si j’osais, je te dirais que tu passes le cap des années comme le bon vin. Déjà que Charleville avait des allures de coup parfait…

    Bis repetita et sans doute plus que ça. Tu as puisé dans les années 70 pour composer ce nouveau menu, aussi copieux que le précédent. Le CD est plein comme un œuf avec ses dix-sept titres qui ont dû être pour toi un sacré casse-tête. Je t’imagine hésitant sur l’un ou l’autre, le mettant de côté, y revenant pour finalement te décider en sachant qu’une limite physique finirait par t’imposer des choix.

    Pour ce qui me concerne, tout cela me convient parfaitement, d’autant plus que je ressens à l’écoute de ce disque l’immense plaisir qui a été le tien. La communication est directe, tu peux être rassuré, tout cela vient en droite ligne du cœur ! Oh comme on devine le frisson qui te gagne quand tu te lances dans un solo de guitare électrique sur « Elle voyage » ou « Derrière ses valises », que je tiens pour le sommet du disque, avec ses sept minutes au final presque planant qui pourraient durer une vie entière et qui viennent rappeler que, plus qu’un chanteur interprète, amoureux de la poésie et homme sensible, politiquement engagé, tu es un musicien nourri de ces belles musiques qui ont tant fait vibrer les sexagénaires que nous sommes aujourd’hui. Cette fièvre contractée à l’écoute des Hot Tuna, Pink Floyd ou autres Lou Reed ne pourra jamais retomber. Tu es un rocker, finalement. Il n’existe pas d’aspirine pour contrer cette température née des folies d’une décennie qui va nous nourrir encore longtemps et c’est bien heureux.

    Ce que je voulais aussi te dire, et peut-être même te redire, c’est que j’ai beau connaître toutes ces chansons de François Béranger – tu sais, Le Monde Bouge et L’Alternative sont des disques que j’ai usés jusqu’au creux du sillon quand j’étais adolescent – lorsque tu les chantes, c’est toi que j’entends, pas lui. Tu as l’intelligence de prendre la bonne distance, tu t'autorises le pas de côté rythmique pour faire entendre ta petite musique. On sait ta passion et ton respect pour celui qui t’a donné envie d’être celui que tu es devenu, mais tu évites avec une évidente jubilation le piège de l’interprétation pâlichonne, trop révérencieuse. Toi, tu as l’énergie, la fibre. Et tu respires la joie d’être en musique, je te garantis que ça s’entend d’un bout à l’autre de l’album.

    Il faut dire aussi un petit mot sur ceux qui t’entourent, ton groupe d’amis, ceux qui ont su t’aider à modeler un écrin qui se fiche bien des modes et donne la priorité à ce qu’en d’autres mots on appelle le groove. Je sais que tu me comprends lorsque je dis cela. Les claviers de Benoît Dangien sont un petit bonheur, la rythmique composée de Philippe Gonnand à la basse et Olivier Baldissera ou Raphaël Schuler à la batterie est forte et souple à la fois, jamais pesante. Je ne peux pas citer tout le monde, juste dire aussi qu’un zeste d’accordéon, une tombée de pedal steel ou les échos de la guitare de ton complice Jean-Pierre Farra sont les épices qui font que le plat est plus savoureux encore.

    Pas besoin d’en dire plus à ce stade : il est question de plaisir ici, de tendresse, de rage, d’humour, de lucidité aussi face à un monde qui portait déjà en lui, au temps de François Béranger, toutes ces tares qui n’en finissent plus de suinter sur nos vies pandémiques. Tout cela est d’une actualité criante… Tu tends un grand fil rouge par-dessus ces décennies qui ont fait nos vies, dans un exercice d’équilibriste qui nous unit. Nous sommes là, à tes côtés, tu peux avancer les yeux fermés.

    Allez, je lève mon verre à ta santé et à celle de ton nouveau disque dont tu laisses entendre qu’il pourrait avoir une suite. Tu as raison car, comme on le dit, jamais deux sans trois. L’an passé, nous devions trinquer pour de vrai et puis… Coronavirus, confinement, méchants coups de baguette sur les doigts des non essentiels dont tu fais partie aux yeux de la technocratie néolibérale autoritaire et dans les rangs desquels je me glisse volontiers… et puis, rien du tout, re-confinement et encore et toujours les gros yeux faits aux artistes, attention si vous n’êtes pas sages, nous allons sévir encore… Ce sera pour une autre fois mais je te le jure, nous y parviendrons. Ici à Nancy ou à Bar-le-Duc, je rêve d’un après-midi de printemps, d’une terrasse et d’un bavardage de l’amitié où nous pourrions nous souvenir de ce que nous n’avons pas vécu ensemble, mais en même temps pourtant.

    Je t’embrasse et m’en vais de ce pas me remettre un petit coup de ton beau Béranger 2. Et je vais m’envoler une fois encore avec ce « Derrière ses valises » si beau, si beau…

    Bien à toi,

    Denis