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Épices trophée

Petite_Moutarde.jpgAttention, ce disque pique ! Vos oreilles pourraient bien en prendre plein les yeux si vous n'y prenez garde, et c'est tant mieux… D'ailleurs, le titre du premier album du quartet de Théo Ceccaldi, violoniste hors cadre, musicien fécond et fondateur du collectif orléanais Tricollectif, est un indice… Pensez donc : Petite moutarde ! Une idée bizarroïde et joyeuse, confirmée par des compositions ayant pour nom, ou plutôt goût : « Petit citron vert », « Petit raifort », « Petit piment d'Espelette », « Petit wasabi », « Petit poivre de Sichuan », « Petit chipotle », « Petite harissa », « Petit gingembre »… Si avec ça vous ne contractez pas un début d'inflammation de vos papilles auriculaires, alors à quoi ça sert que Théo se décarcasse ?

Né d'une résidence à l'Atelier du Plateau, Petite Moutarde est inspiré par Entr'acte, un film de René Clair qui vit le jour en 1924, et dont la projection eut lieu durant l'entracte d'un ballet de Jean Börlin et Francis Picabia au Théâtre des Champs-Élysées. Pour dire les choses simplement, il se présente comme une suite de scènes dans un univers surréaliste et évoque le monde du cirque et de la fête foraine (la couverture du disque nous en montre d'ailleurs un des personnages marquants, une danseuse barbue). Côté cuisine, le projet Petite Moutarde est soutenu par Jazz Fabric, de l'Association pour le Jazz en Orchestre National, lequel compte parmi ses musiciens actuels, outre Théo Ceccaldi, la saxophoniste Alexandra Grimal, elle-même membre du quartet. Et pour compléter cette paire déjà bien prometteuse, deux sauciers qui n'en sont pas à leur première recette : le contrebassiste Ivan Gélugne dont on connaît l'éclectisme fouineur et qui s'illustre depuis quelques années au sein d'un autre quatuor fort en goût, celui d'Émile Parisien ; enfin le batteur Florian Satche, membre très actif  tout comme Théo Ceccaldi, du Tricollectif, qui s'illustre entre autres au sein du trio Marcel & Solange, dont je vous recommande le savoureux Tomate et parapluie et son invité de marque en la personne du tromboniste Samuel Blaser.

Vous l'aurez compris : Ceccaldi, Grimal, Gélugne et Satche s'entendent à merveille dès lors qu'il est question de relever les saveurs de leurs mets. Fins cuisiniers des partitions et surtout de leur exécution (qui n’est jamais sommaire), ils aiment par-dessus tout l'idée qu'un plat se doit d'avoir du goût, original si possible. La tambouille industrielle, non merci ; les portions insipides sous vide, encore moins. Junk music, passe ton chemin. Ici on découpe, on mijote, on assemble, on goûte amoureusement, la langue sur la pointe du couteau, ou en soufflant dans la cuillère quand ça brûle un peu. Tous les quatre ont pour point commun une imagination débridée, mise au service de formes sonores à la fois sophistiquées et hors d'une zone de confort trop prévisible. Ici, le violon ne vous tirera pas des larmes de tristesse romantique, il préfère scander ou tirer à grand renfort de notes suraiguës (« Petit raifort ») ou dissonantes sur la corde de votre étonnement consentant, poussé par une rythmique musculeuse et polyphonique (« Petit citron vert ») ; point de swing ou de groove, pas de thème qu'on sifflera sous la douche, pas question de taper dans ses mains. Petite Moutarde a plutôt des allures de laboratoire, où trônent des alambics matrices de textures mêlées avec hardiesse : ainsi le violon et le crissement des cymbales face à la contrebasse et au saxophone alto sur « Petit raifort » ou encore le chant conjoint du saxophone sopranino et du violon sur l'étourdissant « Petite harissa » et sa batterie indomptable ouvrant la voie à un autre saxophone, ténor celui-là. Toutes ces décoctions s'animent en ébullitions multicolores, leurs émanations surprennent et dérangent d'abord avant d'imposer l'évidence de leur singularité. Il faut y revenir, encore et encore, preuve que cette musique est de nature addictive. Ah cette impression de pas souvent entendu… Comme une musique de chambre d'aujourd'hui avec ses cordes qui s'entrecroisent et installent le mystère : écoutez l'introduction de « Petit poivre de Sichuan », avant que le violon et la contrebasse ne soient rejoints par le souffle presque continu du saxophone alto, puis les zébrures métalliques des cymbales et les coups de boutoirs des fûts, vous tenez là une petite symphonie libertaire des plus réjouissantes, dont le final se révélera ténébreux. Tiens, vous reprendrez bien un peu du tonique « Petit piment d'Espelette », juste avant un « Petit wasabi » tonitruant (un des sommets du disque qui en compte plusieurs, il faut bien le dire) et vous me direz des nouvelles d'un chorus de saxophone sopranino à en perdre le souffle ! J'en profite pour saluer le jeu étincelant d'Alexandra Grimal, dont toutes les interventions sont habitées de trésors d'invention. Et dont la voix vient aussi, parfois, vous hypnotiser (« Petit gingembre » ou l'énigmatique « Petit chipotle », deux compositions sur lesquelles veille une contrebasse rempart) ou, associée à celle de Théo Ceccaldi, lâcher sur la piste un drôle de dromadaire (« Petit citron vert »), sans nul doute échappé du cirque dont il était question un peu plus haut.

À l'heure où le prêt-à-jouer fait facilement salle comble et permet aux grands festivals de survivre, au point qu'il devient aujourd'hui un prérequis à leur organisation, parfois sous peine de fin programmée par une vindicte comptable aux justifications fleurant le poujadisme électoraliste, à l'heure où le mot même de jazz fait office de repoussoir au prétexte qu'il est pour certains synonyme de public étique et vieillissant (donc pas rentable) et qu'il est nécessaire de le diluer dans un assaisonnement plus généraliste, à l'heure où aucune aspérité ne doit entraver la bonne marche d'un consensus mou en passe de devenir langage commun, il est bon qu'une poignée de musiciens garde comme ligne de conduite une démarche délibérément astringente, de nature à réveiller des oreilles un poil trop engourdies par un excès de sucreries. Ils ont bien compris que la musique finira un jour par s'user à force de ne pas s'en servir. Ils n'ont que faire des étiquettes (jazz, pas jazz, … on s'en fiche) et jettent sur la table de curieux condiments qu'on peut déguster en prenant comme seul risque celui de se rendre compte que tout cela est d'autant plus savoureux qu'on en découvre les charmes petit à petit. Dans un récent numéro d'Improjazz, l'organiste Matthieu Marthouret (Bounce Trio) rappelait les vertus de la patience. Son propos colle parfaitement avec ce dont il est question ici : « Quand on est déstabilisé par une musique inconnue, il est souvent bénéfique de persévérer et d'y revenir, pour se donner le temps de l'apprécier à sa juste valeur, ou tout simplement pour développer son esprit critique ».

Petite Moutarde est un breuvage acide, mais ses saveurs sont délicieusement persistantes, ça ne fait pas le moindre doute ; ce disque demandera un léger effort d'acclimatation à qui souhaiterait entrer dans son petit théâtre un brin déjanté, c'est vrai et en même temps salutaire. Mais qu'il est bon de s'abandonner sans réserve à l'exercice consistant à écouter épicé. 

Et en même temps, si vous le souhaitez… Bon appétit !

Théo Ceccaldi : Petite moutarde
ONJAZZ Records - L'Autre Distribution - JF001

Théo Ceccaldi : violon alto, compositions, voix
Alexandra Grimal : saxophones ténor, soprano et sopranino, voix
Ivan Gélugne : contrebasse
Florian Satche : batterie

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