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stephane berland

  • Tout d’un coup, Ikui Doki…

    ikui doki,ayler records,stephane berland,jazz,sophie bernado,hugues mayot,raphaelle rinaudoIl est comme ça des disques qu’on ne choisit pas. Il serait d’ailleurs plus juste de dire que ce sont eux qui vous choisissent. Voilà qui peut sembler bizarre comme façon de décrire un phénomène que je vous souhaite de connaître (ou d’avoir connu) un jour ou l’autre, tant il est source de plaisir, mais c’est exactement ce que je viens de vivre avec Ikui Doki. Alors qu’une montagne de disques attend ma plume, en voici un qui la chamboule, s’installe tout en haut et réclame son dû. Je me suis laissé faire…

    Lorsqu’on y réfléchit, tout cela s’explique assez aisément, car Ikui Doki signifie « tout d’un coup », en japonais. Et c’est bien vrai qu’on reçoit cette musique « en une seule fois », sans ressentir le besoin de l’analyser dans ses détails (plus tard, peut-être, et encore…). C’est un tout qui vient vers vous et vous accorde le privilège de s’insinuer avec beaucoup de subtilité au plus près de vos émotions. Et je ne saurais, une fois encore, remercier assez Stéphane Berland dont le label Ayler Records (qui va malheureusement cesser sa diffusion) de m’avoir permis d’être à ce point ému et bouleversé par le travail d’un trio vraiment pas comme les autres. Alors ruez-vous sur la page de présentation du disque, écoutez-en les extraits disponibles, n’hésitez surtout pas à le glisser dans votre panier et au besoin, souvenez-vous de mes autres (et non exhaustives) recommandations en fin d’article.

    Un trio donc, dans une formule instrumentale qui me semble inédite – mais je ne suis pas omniscient, n’hésitez pas à me démentir – puisqu’il se compose de Sophie Bernado au basson et au chant, Hugues Mayot au saxophone et à la clarinette et Rafaelle Rinaudo à la harpe. Je signale en passant que la première est par ailleurs membre du très bel ensemble Art Sonic emmené par Sylvain Rifflet et Joce Mienniel (écoutez la magie de Cinque Terre ou de Le petit bal perdu) et que le second, qui vient de contribuer pleinement aux quatre années de l’ONJ Olivier Benoit, s’est fendu il y a peu d’un excellent What If, paru chez ONJ Records. Je découvre en revanche la harpiste, dont on sait la passion pour un instrument qu’elle sait parfaitement décloisonner et, pour ce qui concerne Ikui Doki, transformer.

    Difficile de décrire la musique d’Ikui Doki qui n’appartient qu’à elle-même. L’expression consacrée serait : sui generis. Le trio avance en douceur, comme sur la pointe des pieds, à l’instar de « Pemayangtse » qui ouvre l’album comme s’il sortait de l’ombre. Si l’on voulait filer la métaphore picturale, on pourrait dire que là où certains peintres dessinent des soleils couchants ou des paysages marins aux ciels tourmentés, il serait plutôt question ici d’une lune rousse apparaissant dans un voile nuageux. On me pardonnera cette image qui m’est apparue spontanément à l’écoute de la musique du trio. Présente et discrète en même temps, d’une douceur apparente ayant repoussé la mièvrerie. Une musique de chambre suggérée, héritière sans doute des compositeurs du début du XXe siècle, se teintant de nuances qui évoquent parfois l’époque médiévale ou le folklore celtique (« Chant pastoral », ou la magnifique conclusion chantée de « Secretly In Silence »). Elle peut aussi s’ouvrir à une esthétique sérielle (« My Taylor Is Reich », marqué par Steve Reich bien sûr mais qui doit autant à Claude Debussy et Philip Glass, en passant de l'un à l'autre par le chemin de la dissonance) ou inoculer un jazz sinueux et scandé, libre de ses mouvements (« LSP »). Souvent minimaliste, volontiers joueuse ou mystérieusement animale (« Tiger », « Cats & Dogs »), économe de ses notes et d’une grande prégnance, jamais doucereuse. Parfois, il lui suffit de trente secondes pour dire l’essentiel, le temps d’un « Jingle ». De magnifiques mélodies surgissent (« Chant pastoral », une fois encore, ou « Almanita »), délicatement soulevées par une alliance instrumentale équilibrée qui jamais ne cherche le « joli » mais semble plutôt poussée par sa recherche de justesse dans la retenue et de combinaisons d’effets discrets.

    Je n’irai pas par quatre chemins : même si j’ai renoncé depuis belle lurette à l’exercice un peu vain du palmarès annuel, Ikui Doki sera l’un de mes temps forts musicaux de l’année. Et je sais qu’il va tourner, tourner, tourner encore.

    Pour finir, je reviens à cette histoire d’Ayler Records qui va bientôt prendre fin. Fort heureusement, la diffusion ne va pas cesser et je me permets de vous suggérer de passer un peu de temps à découvrir le catalogue de ce label qui s’est toujours montré résistant. Parmi les dernières (et magnifiques) productions, je peux citer – entre autres – Chez Hélène par le duo Joëlle Léandre & Marc Ducret ou l’ambitieuse Jerico Sinfonia de Christophe Monniot. Tiens, j’ai bien envie, aussi, de vous suggérer Le Miroir des Ondes de Michel Blanc avec ses rappels radiophoniques des années 70 qui devraient parler à quelques-uns d’entre vous. Fouinez, laissez-vous surprendre, c’est ainsi qu’on se sent humainement plus riche, quand on a fait le premier pas vers ces mondes cachés dont les espaces sont néanmoins infinis.

  • Ici, sans bruit et nulle part Ayler…

    peter_brunn.jpgÇa fait un bout de temps que je voudrais évoquer ici le travail de Stéphane Berland. Ce passionné éclectique veille en effet avec un soin méticuleux, pour ne pas dire amoureux, sur un double label dont il est à la fois l’âme et la tête pensante. Double, oui : le premier, Ayler Records, publie des enregistrements sous la forme de disques, des vrais, avec une belle pochette digipack et un CD dedans, tandis que le second, Sans Bruit, se limite mais peut-on parler de limite quand il est question de passion et d'exigence ?  à des sorties au format numérique exclusivement. Il m’arrive souvent de penser qu’il faut être courageux, voire un peu fou, pour être traversé par l’idée de prêter vie à une entreprise aussi audacieuse en nos temps de consommation musicale « gratuite », surtout lorsque les choix artistiques de la personne qui la dirige sont frappés au sceau d’une forme réelle d’insoumission. On n’entre pas chez Ayler ou Sans Bruit sans imaginer que quelque chose de différent va se produire. Ici les musiciens (ou musiciennes) ne cherchent pas le consensus : ils explorent, confrontent leurs imaginaires en toute liberté, empruntent des chemins éloignés des autoroutes musicales mainstream, prennent le risque parfois de heurter la sensibilité de certaines oreilles habituées au confort de la répétition. Chez eux, on voit et surtout on entend bien que la musique est une matière première dont le modelage est infini et que rien ne saurait être asséné comme vérité.

    Au cours de la période récente, Ayler a laissé la créativité de quelques artistes précieux s’exprimer avec beaucoup de générosité : en témoigne par exemple Garden(s) signé Daunik Lazro, Didier Lasserre et Jean-Luc Cappozzo. Une formule atypique (saxophone, trompette, batterie) grâce à laquelle le trio cultive un désir d'échappées qui s'épanouit aussi bien sur ses propres compositions que sur un répertoire entré dans la légende (Duke Ellington, John Coltrane, Albert Ayler). On voudrait se perdre dans ces jardin enchantés... Autre trio, celui formé par la saxophoniste Alexandra Grimal en compagnie de Valentin Ceccaldi (violoncelle) et Benjamin Duboc (contrebasse). Tous les trois ont donné naissance à un si singulier Bambú qu'on a parfois le sentiment que leur musique intime, rugueuse et sinueuse, tour à tour pacifiée et inquiétante, est venue des profondeurs d'une forêt qu'on n'aura jamais fini d'explorer. Ou bien encore le formidable Miroir des ondes du batteur Michel Blanc, et sa plongée dans le grand bain de l’actualité politique des années 70 pour raviver quelques souvenirs et déployer un langage musical dont les douces folies évoquent parfois l'aventure Henry Cow. Bien sûr, il serait injuste d'oublier la contrebassiste Sarah Murcia et son Never Mind The Future, soit une proposition de relecture (il fallait oser, tout de même !) du Never Mind The Bollocks des Sex Pistols. J’avais évoqué ce disque ici-même au moment de sa sortie. Pour finir, il me semble impossible de ne pas mentionner l'extraordinaire performance du Quatuor Machaut en l'abbaye de Noirlac, sous la houlette de Quentin Biardeau. Ou comment, par la force de quatre souffles conjugués, faire revivre La Messe de Notre Dame, composée au XIVe siècle par Guillaume de Machaut. Il y a de l'éternité dans ce disque que j'avais salué au moment de sa sortie.

    Ces quelques illustrations n'ont d'autre but que de vous donner l’envie d’aller fouiner dans les moindres recoins de cette petite caverne d’Ali Baba sonore des lendemains qui ne chantent pas toujours, mais dont vous savez qu’ils sont suffisamment imprévisibles pour vous électriser. L’obstination de Stéphane Berland, finalement, a des airs d’encouragement : ici, malgré les temps difficiles, on ne baisse pas les bras.

    Chez Sans Bruit, le catalogue est tout aussi passionnant. Les deux dernières productions du label ont mis la pianiste Sophia Domancich à l’honneur : en groupe avec son Pentacle pour un disque live : En hiver comme au printemps. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, la dame nous a aussi gratifiés d’un disque solo, sobrement (et malicieusement) intitulé So. Une démonstration so... laire, c'est évident. Je n’oublie pas de surcroît qu’il y a quelques années, c’est par l’intermédiaire de ce label que j’avais découvert l’univers de Sylvain Rifflet, avec Beaux-Arts. Il y a six ans, déjà, le début d’un beau et long voyage aux côtés du saxophoniste.

    La dernière production made in Berland est à mettre à l'actif de Peter Brunn et de son All To Human. Ce batteur danois s’est acoquiné avec trois aventuriers qu’il connaît bien, au premier rang desquels le guitariste Marc Ducret, un habitué de la maison. Ecoutez donc Metatonal, par exemple, mais soyez vigilants car mettre un pied dans le monde de Ducret, c’est prendre le risque d’avoir du mal à en revenir. J'ai du mal à expliquer ce phénomène de dépendance : peut-être son origine se trouve-t-elle dans les racines très rock du guitariste, qui pour beaucoup sont communes aux miennes. Le bougre peut revendiquer dans un même disque des amours pour Bob Dylan, Genesis ou King Crimson, c'est dire... À leurs côtés, Kasper Tranberg (trompette et cornet) et Simon Toldam (claviers). Le résultat a pour nom Vernacular Avant-Garde et laisse supposer qu'il s’agit de creuser si possible un peu plus profondément encore le sillon de l’inattendu. Mais paradoxalement, le disque est une réussite en ce qu’il sait vous diriger vers ses propres territoires, souvent imprévisibles, sans pour autant vous perdre. Voilà une musique dont les contours plutôt mélodiques sont d’apparence simple ; son langage porte et emporte, entre jazz improvisé et tentations plus progressives, pour ne pas dire ambiantes. La singularité de formule sonore tient pour beaucoup à la présence marquante des claviers (en particulier du moog de Simon Toldam, très complice de la trompette) et de la guitare électrique et rageuse aux accents parfois frippiens, comme souvent, de Marc Ducret. À la croisée des chemins, une fois encore.

    À travers ces quelques lignes, vous aurez compris que je voulais saluer en toute humilité le travail de Stéphane Berland. Surtout, il était important pour moi de lui faire part de mon admiration : ce monsieur est de ceux qui sont habités de rêves et, coûte que coûte, mettent toute leur énergie au service de leur réalisation.

    Ayler Records, Sans Bruit, vous formez une belle maison, qu'il est aisé de découvrir à travers vos sites internet respectifs tant les extraits de disques sont nombreux. Y séjourner, le temps d’écouter un album ou deux, ou plus bien sûr, est un plaisir à chaque fois renouvelé. À peine s’en éloigne-t-on qu’on voudrait y revenir. S’y perdre pour mieux se retrouver. Rester vivant.