Pas vraiment nouveau mais...
C’est bizarre comme parfois le temps peut sembler se contracter. À elle-seule, la voix de Gary Brooker est capable d’effacer un demi-siècle passé à la vitesse de l’éclair. Si le nom de ce chanteur pianiste ne vous dit rien, peut-être que celui de Procol Harum vous sera familier. Et si ce groupe vous est inconnu, vous ne me ferez pas croire que vous n’avez jamais entendu « A Whiter Shade Of Pale », slow torride inspiré de Bach dont l’orgue Hammond piloté par Matthew Fisher aura accompagné d’innombrables rapprochements corporels à partir de l’année 1967 et son « summer of love » (peut-être même que ce tube est d’une certaine manière le père putatif de bien des enfants nés en 1968). Mais, il faut le dire, cette chanson aura aussi été le meilleur ennemi d’une formation qui jamais, malgré d’incontestables réussites dans les années qui suivirent, ne parviendra à s’en défaire. Un hit sparadrap, qui masquait sans doute la personnalité beaucoup plus complexe et riche du groupe.
Je me souviens de 1973 et de l’album Grand Hotel, au charme suranné et aux ambiances mélancoliques, avec sa pochette en noir et blanc.
Je souviens de Broken Barricades, quand la guitare hendrixienne de Robin Trower (soit dit en passant un des plus grands guitaristes de l’histoire du rock) incendiait « Simple Sister » en 1971.
Je souviens de « Nothing But The Truth », puissant et noueux, en ouverture d’Exotic Birds And Fruit en 1974.
Je me souviens aussi de cette tentative toujours risquée d’une collaboration avec un orchestre symphonique, pour Live With The Edmonton Symphony Orchestra, en 1972.
Je me souviens de…
Ce ne sont là que quelques exemples. À vous d’ajouter vos propres souvenirs.
Oui, Procol Harum avait su aligner des pépites plus ou moins couronnées de succès et, par-delà les changements de son personnel, suivait l’inspiration de Gary Brooker associé au travail du poète complice Keith Reid. Ceci jusqu’en 1977 avant une longue pause puisque le groupe ne reprit son activité qu'en 1991. Mais le passé était le passé, il fut même question d’un procès, celui qu’intenta Matthew Fisher en 2006 pour obtenir sa part de droits sur « A Whiter Shade Of Pale ». Nettement moins romantique.
Le dernier album du groupe époque 2 vit le jour en 2003 et s’appelle The Well’s On Fire. Brooker, Fisher, Reid en action et le recours cette fois non pas à Bach mais à George Frideric Handel le temps d’une composition (« Fellow Travellers »). Qui s’en souvient ? C’était il y a quatorze ans ; il aura fallu toutes ces années pour que Procol Harum remette le couvert, histoire de fêter le cinquantenaire de son tube planétaire et historique. Voici donc venu Novum, un disque dont les musiciens étaient déjà présents sur son prédécesseur : outre Brooker, George Phillips à l’orgue, Geoff Whitehorn à la guitare, Matt Pegg à la basse et Geoff Dunn à la batterie. Exit Keith Reid et entrée en textes du poète producteur Pete Brown, qui n’est pas un perdreau de l’année puisque ce dernier a fêté récemment ses 76 printemps.
Novum ne fera certainement pas date dans l’histoire de Procol Harum. Non que l’album soit mauvais, loin de là, mais il n’ajoute rien, si ce n’est une cinquantaine de minutes d’une bonne musique dont la production est parfois datée, comme surgie des années 80. Propre sur elle, aucune tache sur la chemise, tout cela est bien fait. Les onze nouvelles chansons défilent et se laissent écouter tranquillement. Mais tout de même : quel plaisir de retrouver, quasi intacte, la voix de Gary Brooker qui vous happe comme au premier jour, rocailleuse et puissante. À 72 ans, le chanteur semble surgi du passé, comme si rien n’avait pu l’atteindre. À peine distingue-t-on une pointe de fêlure. C’est assez envoûtant. Et lorsque ce grand monsieur entonne une chanson dénonçant le cynisme d’un « Businessman » sur fonds de riffs de guitare aux accents troweriens, on est pris d’un petit coup de jeune !
« If you're a business man / You've got to be real / If you're a business man / There's no time to feel / If you're a business man / Everything's a deal / Although you know / It says you shouldn't steal »
À ce moment précis, c’est l’impression d’avoir retrouvé son Procol Harum d’antan qui prédomine. Animé de la même puissance, à la limite de la grandiloquence, mais toujours empreint de ce magnétisme qui en était la marque de fabrique dans les années 70. Bien sûr, il est probable que Novum sera l’ultime disque de ce groupe élégant, parce qu’on n’imagine pas bien ce qu’il pourrait ajouter : Gary Brooker a juste saisi le prétexte de l’année 2017 pour fêter un anniversaire pas comme les autres. Il a eu raison. Parce que Procol Harum le vaut bien. Et parce qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même.