Une certaine idée de la transgression
Je ne suis pas exactement un expert en ce qu’on appelle communément la musique classique. D’ailleurs, à bien y réfléchir et c’est là un de mes innombrables défauts - je vais finir par les croire congénitaux – je suis expert ès rien. Je papillonne, je fouine, je vais jeter un petit coup d’œil dans les recoins de mes découvertes, je soulève la poussière avant de la laisser retomber, des fois je trouve, des fois pas. Une quête anarchique des petits bonheurs de l’instant, sans réfléchir outre mesure. C’est comme ça, faut que je m’y fasse. Un jour, c’est sûr, je m’habituerai à cette tare...
Classique ! En fait, c’est idiot : j’ai surtout l’impression que ce sont avant tout les conservatismes contemporains qui prônent cette appellation, rassurante probablement pour certains qui ne conçoivent l’idée de l’art que conjuguée au passé et préservée des risques d’une confrontation avec les élans du moment. Mais je doute fort que de leur temps Mozart, Bach, ou Beethoven se soient vus tamponner sur le front le sceau du classicisme et qu’eux-mêmes aient pu, ne serait-ce qu’un seul instant, être traversés par l’idée qu’il étaient des compositeurs classiques. Bref, tout cela pour vous dire que mes connaissances dans le domaine de l’histoire de la musique sont, depuis le XVIIe siècle, fragmentées et très empiriques. J’ai une qualité (je pense même que c'est bien la seule) : celle de me sentir comme un chien truffier dès qu’il s’agit de musique. J’ouvre grand mes oreilles, je renifle, j’essaie d’attraper au vol les vibrations et je me nourris de ce qu’on veut bien déposer au pied de l’arbre de mes connaissances. J’ai suffisamment fréquenté chaque été au mois de juillet le Festival des Arcs (au-dessus de Bourg-Saint-Maurice, je dis ça pour ceux qui seraient un peu justes en repères géographiques) pour ne pas oublier de citer ici cette belle manifestation et en remercier les valeureux musiciens qui l’ont fait vivre, tant il aura été pour moi la source de mille découvertes. J’y ai fait la connaissance d'artistes magnifiques comme Xavier Gagnepain, Henri Demarquette, Michel Dalberto, Pascal Amoyel, Emmanuelle Bertrand,... Et l’un de mes plus grands souvenirs est très certainement la rencontre avec le pianiste compositeur Olivier Greif (ah, cette Sonate de Guerre qu’il jouait lui-même sous le vieux chapiteau !), malheureusement parti trop vite à l’âge de 50 ans. Dans une forme beaucoup plus rassurante pour l’oreille profane, j’ai aussi goûté aux bonheurs de la Sonate Arpeggione ou du Trio Opus 100 de Franz Schubert.
Habile transition... vous allez comprendre !
Pour l’heure, j’ai envie de crier très fort : STOP ! Arrêtez-tous, fermez les portes, lâchez votre téléphone (sauf si c’est avec lui que vous découvrez ce texte en ce moment) : prenez le temps d’écouter ce que je vais écrire (phrase stupide mais assumée). J’aimerais vous parler d’une chanteuse qu’il est commode de considérer comme lyrique eu égard à l’art qu’elle sert, le chant... lyrique justement. La dame s’appelle Laurence Malherbe et s’est fendue il y a quelques mois d’un disque paru sur le label Cristal Records dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’hésite pas à sortir du cadre exigu que les formatages paresseux de notre vocabulaire commun ont eu tendance à construire autour de son domaine d’expression, telle une barricade surgie du passé et bien difficile à fracasser. Rien que le titre : Schubert Transgression ! Déjà, ça me plaît...
Je ne voudrais pas être mauvaise langue mais, habitué à fréquenter les salles de concerts où se jouent des opéras et de la musique rangée dans le tiroir du classique, je ne peux que déplorer le conservatisme exacerbé du public auquel je me trouve mêlé en ces occasions endimanchées. OK, je ne généralise pas, on trouve aussi des tas de gens curieux à l’esprit grand ouvert, oui oui, c’est vrai, je crois que j’en ai même rencontré, parce que le hasard peut bien faire les choses, mais il faut reconnaître que souvent... les conversations que je capte à la volée autour de moi me font entendre la voix de congénères obtus pour qui tout ce qui touche à la musique (et à l’art en général) semble s’être arrêté il y a plus d’un siècle (déjà, le début du XXe foisonne pour eux de musiques inaudibles à leurs oreilles fragiles). Ou alors il faut avoir le courage de monter un, deux, voire trois étages pour trouver les plus jeunes adeptes, ceux qui n’ont pas les moyens de dépenser des fortunes pour s’acheter une place dans l’orchestre ou au premier balcon. Oui, parce que ces fredaines, c’est pas donné et la catégorie A pourrait être rebaptisée catégorie V, comme Vieux. Non, non, ne hurlez pas, on se calme, je ne fais pas de racisme anti anciens, je ne suis moi-même plus un perdreau de l’année (je fêterai cette semaine mes 20 ans et 428 mois), mais il faut savoir être honnête : ils sont quand même pénibles ces gens sérieux qui n'aiment rien tant que de s’extasier devant des œuvres « validées » par le temps, à crier au génie devant un chef d’œuvre dont nul ne cherchera à contester les beautés et, dans un mouvement symétrique et condescendant, à dénigrer systématiquement ce qui a pu les bousculer un tantinet parce qu’ils ont dû supporter malgré eux un concert ou une œuvre empreints d’un début de soupçon de commencement d’esquisse d’un peu de modernité. Tiens, glissez quelques séquences de vidéo — aussi belles soient-elles — dans un opéra et vous verrez comment la maison de retraite claque du dentier ! Impressionnante symphonie de cliquetis émaillé ! J'en tremble encore rien que de penser au raffut de cet effroi généralisé générateur de mines déconfites et offusquées.
Euh... j’en suis où ? Ah oui, Laurence Malherbe et sa Schubert Transgression. J'arrête mes bêtises parce que, tout de même, je ne voudrais pas que la dame s'imagine que je digresse à ses dépens ! Donc, oui, l’idée qu’elle puisse, avec malice, impulser quelques dérives sonores et, s’il le faut, surprendre un public qui ne s’y attend pas forcément, au détour d’un arrangement signé par un musicien de jazz qui lui-même empoignera une basse électrique, cette idée-là me conduit illico sur la route des enchantements qu’elle fréquente assidument et dont je goûte chacun des virages et des paysages, au fur et à mesure de ma progression.
Attention, pas de GPS pour trouver cette route, en fait si vous êtes perdu, c’est très simple : continuez droit devant vous ; à partir d’un certain moment, ça va monter un peu, il y aura une longue et belle courbe, vous parviendrez au sommet d’une côte et quand le chemin se fera un peu plus escarpé, vous y serez : admirez un peu le panorama qui s’offre à vous ! C’est pas beau ? L'effort n'était pas surhumain, n'est-ce pas ? Et ça valait le coup ! Parmi les magiciens qui vous y attendront, je ne serais pas surpris que la chanteuse soit dans les parages, en bonne compagnie. Elle est là ma route des enchantements, promis, la prochaine fois, je la prendrai en photo…
Voilà donc une artiste — une cantatrice, mine de rien — avec qui il semble aussi naturel d’échanger au sujet de Mozart, Ravel ou Schubert que de John Coltrane ou John Zorn. Si j’étais trivial, je dirais qu'elle est quelqu’un de... normal ! Du moins, c’est ainsi que j’ai tendance à imaginer les gens normaux : passeurs de frontières, agitateurs de particules, curieux de nature, jamais satisfaits de leur travail et toujours convaincus qu’il reste beaucoup de chemin à parcourir. Mon petit doigt – celui qui aime les pistes fantômes, les ghost tracks comme y disent – aurait même tendance à me dire qu’elle ne déteste pas, ici ou là, affuter quelques armes très électriques pour zébrer sa musique.
Schubert Transgression ! Belle idée, beau disque avec sa mine frondeuse de mini vinyle caché dans un digipacksur le recto duquel l'impétrante exhibe un maquillage aux accents gothiques, belle complicité des musiciens qui ne sont pas réunis ici par hasard. Dès le départ, avant la première note, on se dit qu'il y a un truc. Un chouette truc même…
Alors quoi ? Schubert malmené, défiguré, moqué ? Non, bien loin de là ! Ce serait méconnaître Laurence Malherbe que d'imaginer de sa part une transgression blasphème. La chanteuse opère par glissements progressifs du plaisir musical, le sien, le nôtre : sans jamais renoncer à l'exigence extrême de son chant, son esprit curieux ouvre le champ des possibles par d'autres voies, plus subtiles. Avec la complicité de la pianiste Michèle Pondepeyre, du quatuor Kadenza, habitué aux expérimentations et ici pourvoyeur d'une magnifique et obsédante dramaturgie, et du bassiste Laurent David en provenance de la planète jazz (ce jazz dont elle-même se nourrit) qui a veillé avec sensibilité à la recréation des arrangements, il s'agit là, non d'une confrontation brutale et déséquilibrée entre la musique de Schubert et une vaine prétention à le travestir, mais d'une relecture très personnelle qui s'apparenterait plutôt à une nouvelle association de couleurs. En leur temps, des peintres avaient eux aussi choisir de s'affranchir des conventions pour inventer leurs propres paysages, parés de couleurs que la norme jugeait incompatibles (en amoureux de Collioure, voilà un sujet, celui du Fauvisme, qui me passionne). Un autre éclairage donc, une vision propre qui séduit dans l'instant et viendra culminer (c’est du moins ainsi que je l’ai ressenti) dans un « Nacht und Träume », magnifique duo où la voix se pose avec grâce sur la sonorité électrique des cordes d'une basse confidente. Chair de poule et yeux humides !
Disque libre, Schubert Transgression instille en onze chants (et un peu plus, à condition que vous sachiez faire preuve de patience après le long silence cagien qui suit « Erlkönig » pour vous laisser électrocuter par une fracassante et ultime transgression) une musique qui prend aux tripes et vous étreint. C’est un beau cadeau, je vous suggère d’aller à sa rencontre sans trop attendre. Quand Laurence Malherbe aura encore grandi dans son art, ce qu’elle ne manquera pas de faire, c’est inévitable, vous pourrez frimer et dire que vous écoutez sa musique depuis longtemps.
En tous cas, c’est bien mon intention !