Premières méditations
17 juillet 1967... Quarante-six ans déjà et pourtant, la puissance préservée d’un souffle qui semble ne jamais devoir s’éteindre. John Coltrane est parti, laissant derrière lui une somme de musique si monumentale, si habitée qu’il faudra probablement plusieurs vies pour commencer à penser qu’on a pu en délimiter les premiers contours. Comme si sa musique se régénérait à chaque écoute. Quarante-six ans d’absence et pourtant, une présence intacte, chargée d’une spiritualité à nulle autre pareille et, pour nous tous, une proximité des émotions comme si cette musique venait seulement d’éclore. Coltrane était un musicien total, en ce sens qu’on ne lui connaissait que la musique comme seule véritable compagne. Le saxophoniste parlait peu mais vivait son art comme il respirait, il ne savait rien faire d’autre. Mort à quarante ans, laissant derrière lui un sillage magnifié et météorique, tant la fulgurance de son ascension continue d’impressionner malgré le temps qui a passé.
Je reviens sans cesse à John Coltrane, il y a tellement à faire avec lui ! Compagnon de route de Miles Davis ou Thelonius Monk, leader s’affirmant comme un astre dès la fin des années 50, pour tout chambouler jusqu’à sa mort, Coltrane occupe (pour toujours) une place unique dans le jazz, parce qu’il fait partie de ces très rares musiciens qui ont fait « bouger les lignes » et ont consacré toutes leurs forces à défricher de nouveaux espaces. Chaque note de Coltrane était une offrande (« Offering »).
Lorsque je m’assois devant ma discothèque et que je parcours d'un coup d'œil panoramique la discographie de John Coltrane, méticuleusement classée par ordre chronologique, je mesure encore mieux la dimension surnaturelle d’un travail accompli en une petite quinzaine d’années. Trouver le bon disque au bon moment, rien de plus facile tant la progression du musicien offre une diversité de chants qui, pour être nourris de la même passion (au sens presque christique du terme), revêtent des couleurs bien différentes. Comparez par exemple, juste pour apprécier le spectre de sa création : Giant Steps (1959), Olé (1961), Live at the Village Vanguard (1961), John Coltrane & Johnny Hartmann (1963), A Love Supreme (1964), Meditations (1965), Live in Japan (1966) et Insterstellar Regions (1967). Voyez comment, temporairement de retour dans le quintet de Miles Davis, il illumine d’un chorus extra-terrestre « Someday My Prince Will Come » ou comment, l’année précédente, il avait tourneboulé le public de l’Olympia par ses interventions surnaturelles (cf. « All Of Me »). Le même musicien, le même homme mais une élévation probablement amplifiée par la maladie qui l’emportera et qui, sans nul doute, a dû le pousser dans les derniers retranchements de son expression, parce que le temps lui était compté. Au point que son année 1965, dont j’avais retracé les grandes dates, fut d’une fécondité inégalée.
1965, justement... peuplée de pépites et d’instants d’une incroyable richesse, dont les First Meditations constituent à la fois un sommet et un chant du cygne. Ce disque qu’une fois de plus j’ai longuement écouté aujourd’hui pour me nourrir de ses beautés et rendre hommage au disparu. Probablement celui qui fréquente le plus souvent le haut de ma pile coltranienne. Inépuisable...
Sommet parce que ses cinq mouvements : Love – Compassion – Joy – Consequences - Serenity, enregistrés le 2 septembre 1965 (soit une semaine seulement après la session en studio qui avait donné naissance à un autre chef d’œuvre, Sun Ship) sont une sorte de somptueux précipité de la spiritualité exacerbée du saxophoniste. Quarante minutes hantées, brûlantes dont la radicalité laisse toute sa place au chant profond de John Coltrane, qui devient cri quand l’exaltation n’est plus suffisante. Il y a dans cette musique quelque chose qui ressemble à l’éternité.
Chant du cygne parce qu’il s’agit-là du dernier enregistrement réalisé par le quartet que le saxophoniste avait constitué en 1961 et qui demeure, aujourd’hui encore, un jalon dans l’histoire du jazz. McCoy Tyner (piano), Elvin Jones (batterie) et Jimmy Garrison (contrebasse) auront formé un quatuor unique d’explorateurs dont les interactions continuent de forcer l’admiration. Ces quatre-là se retrouveront encore en studio en octobre et novembre pour l’enregistrement de Om, Kulu Se Mama, Selflessness et Meditations (dont le répertoire recoupe en grande partie celui de First Meditations) mais dans le cadre de formations élargies. Puis viendra la séparation et la dernière phase de la trop courte vie de Coltrane, avec d’autres compagnons de route.
17 juillet 2013... First Meditations pour se souvenir, pour puiser des forces à la source d’un torrent musical comme on n’en compte qu’un seul dans une génération. John Coltrane est vivant !