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act music

  • Ma main à couper...

    emile parisien, sylvain darrifourcq, julien touery, ivan gelugne, spezial snack, act music, jazzLe quartet du saxophoniste Emile Parisien a récemment livré une magnifique bataille musicale sous la forme d’un détonant Spezial Snack, un disque publié sur le label Act Music. Un objet artistique singulier, arythmique, nourri de perturbations sonores et pour tout dire, terriblement addictif. Le boulimique Parisien nous étonne, une fois encore, et c’est tant mieux !

    Mais pour commencer, j’aimerais inviter quiconque serait un peu dérouté par la méchante pochette (Act nous ayant depuis longtemps habitués à ce genre de facéties visuelles, ce ne sont pas les Cheerleaders de Pierrick Pédron qui me diront le contraire), celle-là même qui exhibe une main sans nul doute arrachée au bras d’un Mickey infirme par la force des choses, la souris Disneyenne étant probablement la victime expiatoire d’un grignoteur fou, allez savoir... Tel est peut-être d’ailleurs le sens à donner au titre du disque, celui d’un casse-croûte ou d’un goûter un peu particulier, pour ne pas dire sanguinolent. Non, ne pas s’éloigner à la vue d’un poignet ensanglanté, mais plutôt accepter de se laisser emporter par une musique qui n’aura de cesse de réserver ses propres surprises et de dérouler son tapis sans équivalent.

    Tout commence par un drôle de bruit sur lequel vient s’épandre lentement le saxophone soprano d’Emile Parisien. Comme des billes qui rouleraient au fond d’un bol, soutenues par la tension de cordes à l’identité mystérieuse. J’ai mené l’enquête auprès du coupable, Sylvain Darrifourcq, qui m’a fourni la clé de l’énigme : « Ce sont des sextoys que je mets dans mes objets, coupelles, bols etc. Tout ça, couplé avec des ebows sur la cithare pour les sons tenus très purs ». Ah oui, carrément, des sextoys ! Serait-on en présence d’un McCarthy de la musique ? Je précise par ailleurs aux béotiens comme moi que les ebows sont des appareils électroniques qui émettent un champ magnétique provoquant le mouvement des cordes, afin d’obtenir un son voisin de celui produit par un archet. On comprend d’emblée que le terrain de jeu n’est pas banal, d’autant que le quartet va s’ingénier, tout au long d’un « Potofen » introductif et goûteux, à faire monter la tension avec une maîtrise confondante. Batterie puissante, contrebasse d’Ivan Gélugne comme dressée droite dans ses bottes, pendant que le piano de Julien Touéry laisse résonner ses notes graves, non sans une pointe d’emphase. Les quatre s’y entendent à instaurer un climat sui generis... Il y a quelque chose d’implacable dans leur propos, qui ne laisse pas de choix : on en est ou on n’est pas ! J’en suis, évidemment...

    D’autant que le dérèglement est en marche et que rien n’arrêtera cette mécanique palpitante : on peut compter sur le fantasque Darrifourcq pour n’être jamais le dernier à perturber celle qui s’était enclenchée peu de temps auparavant. Son « Haricot Guide » a de faux airs d’un blues monkien dont la course serait à chaque instant entravée par des obstacles brandis ici ou là par les autres instruments, amoureux malicieux des syncopes à répétition. Pas facile de savoir où tout ce petit monde a décidé d’aller, le chemin est semé d’embûches, mais le groupe avance, sûr de son fait. La folie gagne le quartet et le batteur s’en donne à fûts joie, crépitant comme une mitraillette aux mains d'un combattant halluciné. C’est totalement jouissif. A intervalles réguliers, la contrebasse vient calmer le jeu, histoire peut-être de rassurer les potentiels suiveurs et de les inviter à garder quelques forces pour la suite. Emile Parisien, de son côté, a l’élégance qui le caractérise depuis belle lurette : il ne s’affiche pas en leader dominateur. Non, il est l’un des quatre, ni plus, ni moins, d’une présence à la fois concise et tranchante. Un sacré monsieur...

    Le « Mazout » de Julien Touéry offre pour commencer des couleurs plus impressionnistes, aux allures de fugue, même si les percussions dansent une fois encore leur ballet malin. Saxophone soprano et piano chantent à l’unisson, tandis que la contrebasse s’est parée d’un archet.  A nouveau, les instruments paraissent se chercher, comme dans un jeu de colin-maillard ; la mélodie s’est évanouie, cédant la place aux constructions du hasard nées de l’imagination (jamais exempte d’humour, il est important de le préciser) du quatuor. Au beau milieu de cette nouvelle quête un peu folle, le mystère s’installe, froid et métallique, la musique est devenue presque noire. L’achet lance de lancinants appels, les baguettes font crisser les cymbales, ils ouvrent la voie à un piano d’abord interrogateur, avant un final hypnotique et martelé qui n’est pas sans évoquer les noirceurs boschiennes du groupe Présent (les spécialistes me comprendront, eux qui entendront peut-être comme moi les échos inconscients d’une « Promenade au fond d’un canal »).

    « Les flics de la police » : un pléonasme pied de nez pour une nouvelle course poursuite ludique où chaque instrument semble d’abord vouloir égarer l’autre... Une fausse piste, en fait, un trompe l’oreille qui est en réalité le prélude à une construction puissante, sous l’impulsion de la batterie et de la contrebasse, sur laquelle Emile Parisien saura s’épanouir en toute confiance. La netteté de son phrasé, la précision de ses attaques ne sont certainement pas étrangères à la sécurité de fer offerte par ses compagnons. C’est du grand art, l’imagination est au pouvoir. Cette musique ne ressemble à aucune autre.

    Une conclusion plus calme s’impose et c’est Ivan Gélugne, cette fois, qui fourbit un « François » laissant entendre le saxophone ténor d’Emile Parisien (ce qui n’est pas si courant, après tout). Mais dans ce Spezial Snack, l’idée du calme est toute relative : seul le rythme a ralenti, pas la frénésie picturale du quartet. Le piano exprime sa curiosité à coups de notes aiguës, la batterie ne peut réfréner ses ardeurs et martèle son impatience, une fois de plus, une dernière fois... tandis que le saxophone redevient soprano pour un ultime emballement.

    Fin du voyage. On a beau chercher, regarder derrière soi ou même de côté, il faut bien se rendre à l’évidence : ce disque sans équivalent est une nouvelle pépite, une pierre précieuse, tout juste polie au sens où ses audaces la rendent heureusement irrévérencieuse. Le quartet d’Emile Parisien, un gamin de 32 ans, est âgé d’une petite dizaine d’années et sème sur son chemin de sacrés cailloux : Au revoir porc-épic (Laborie - 2006), Original Pimpant (Laborie - 2009), Chien Guêpe (Laborie - 2012) et aujourd’hui Spezial Snack. Sa musique, aussi singulière et intrigante que les titres de ses disques, n’a certainement pas fini de nous sidérer.

    Tout comme l’invisible et partiellement manchot dénommé Mickey, j’en mettrais ma main à couper !

    Emile Parisien Quartet : Spezial Snack

    Emile Parisien (saxophones soprano et ténor), Julien Touéry (piano, piano préparé), Ivan Gélugne (contrebasse), Sylvain Darrifourcq (batterie, percussions, cithare).
    Act Music – ACT 9575-2

  • Belle Époque

    belle époque, vincent peirani, emile parisien, act music, jazz, accordéon, saxophone sopranoDifficile de traduire en mots l’émotion qui me gagne à l’écoute de Belle Époque, le disque en duo enregistré par Vincent Peirani (accordéon) et Émile Parisien (saxophone soprano). Dès l’instant où j’ai su qu’il allait voir le jour, je me suis persuadé – à juste titre – qu’il se produirait une belle rencontre entre lui et moi. Et tel est bien le cas, au point qu’il m’est difficile depuis quelque temps de passer à autre chose. J’ai bien été traversé par l’idée d’un texte à travers lequel j’évoquerais conjointement ce disque et The Art Of Obscurity de Iain Matthews, objet de ma précédente note, mon autre disque coup de cœur du moment, mais je n’y suis pas parvenu. Trop de belles choses à raconter en une seule fois...

    C’est dire qu’il n’aura pas fallu attendre longtemps – la sortie officielle de Belle Époque était annoncée pour le 11 mars - pour qu’on me croise dans la rue marchant à grands pas vers le disquaire le plus proche (enfin, appelons ça un disquaire par commodité parce que, pour le reste...) dans le seul but d’acquérir le précieux CD publié sur le label allemand Act, comme nouvelle pièce à conviction d’une série d’albums dont le nom générique est Duo Art (vous aurez compris qu’il s’agit de disques enregistrés par des duos).

    Peirani et Parisien sont de jeunes musiciens. Je dis cela parce que, grosso modo, ils ont l’âge de mes enfants. Tous deux sont des virtuoses, ce qui en soi ne leur servirait à rien s’ils n’étaient avant tout des artistes habités et avides de rencontres fécondes. La leur remonte à l’automne 2009, quand le batteur Daniel Humair les avait conviés à jouer avec lui, avant de décider de créer le Sweet & Sour Quartet (dont le contrebassiste est l’éminent Jérôme Regard). Une formation qui se produit régulièrement sur scène et a enregistré en 2012 un album roboratif dont ma collègue Diane avait souligné les immenses qualités. Et c’est de ce quatuor qu’a émergé un duo motivé tout autant par la nécessité de vibrer à l’unisson que par celle de s’engager sur un chemin où l’amitié et la dimension humaine comptent pour beaucoup.

    Saxophone soprano et accordéon enlacés dans une danse sensuelle, convulsive ou simplement contemplative. Mais toujours puissamment hantée par les rêves en couleurs de ses protagonistes. Selon un processus étrange, je finis par ne plus entendre les deux instruments en écoutant cette heure de musique entêtante, au point qu’il me faut y revenir, sans cesse, jusqu’à l’extinction de ma drôle de soif. Accordéon, saxophone soprano, certes, ils sont bien là... mais allez savoir pourquoi je perçois avant tout les battements d’un double cœur et le chant de deux âmes et pourquoi je me laisse emporter dans ces histoires que nous racontent Peirani et Parisien, comme cette bal(l)ade dans les rues de « Paris 75 » ? Il ne me vient même plus à l'idée de me demander si ce sont là des compositions inédites ou des reprises, bien que je n’ignore pas que chacun des musiciens est venu déposer deux thèmes originaux dans la corbeille et que tous deux sont allés musarder du côté de Sidney Bechet – rendu méconnaissable par la densité des interprétations de « Egyptian Fantasy » ou « Song Of Medina » – de Duke Ellington (« Dancers In Love », dont le titre aurait pu être celui du disque), d’un ragtime (« Temptation Rag » d’Henry Lodge, qui vire au musette et voit la saxophone prendre les accents gouailleurs d'une clarinette) et d’un autre classique appelé « St. James Infirmary ».

    C’est incroyable qu’on puisse être à la fois si jeune et porteur des horizons sans cesse réinventés d’une histoire de la musique du XXe siècle, que Vincent Peirani et Émile Parisien semblent connaître depuis toujours, comme si elle coulait dans leurs veines.

    Pour tout dire, ces deux-là m’ont scotché à mon fauteuil... Façon de parler, je n’ai pas de fauteuil... et le duo est pour moi le meilleur des compagnons de mes longues marches quotidiennes et méditatives.

    Belle Époque ! Je ne suis pas certain que cette période de l’histoire de France mérite vraiment une telle appellation, très injustifiée pour la plupart des gens qui souffraient cruellement au quotidien. Et qui ne convient pas mieux aux temps que nous vivons, menaçants et oublieux d’un passé dévastateur qui nous nargue de son regard brun marine. Mais qu’elle ait pu susciter un disque aussi enchanteur nous rappelle que si le bonheur n’existe pas, les instants heureux sont, eux, à notre portée. Comme ces petites bulles de savon dorées qu’on suit avec des yeux d’enfant, sans les toucher, de peur qu’elles ne disparaissent trop vite.

    Depuis quelque temps, un ami proche me fait l’honneur de partager avec moi une fois par mois l’antenne de l’émission hebdomadaire qu’il consacre au jazz tout près de Nancy. Je ne vous surprendrai pas en vous disant que Belle Époque sera au programme de notre prochain rendez-vous des Jazz Twins et qu’il me faudra trouver les mots justes pour présenter la musique que nous donnerons à écouter aux auditeurs. Mais, après tout, peut-être que j’en dirai le minimum, il sera bien plus simple de la laisser parler toute seule. Elle le fera beaucoup mieux que moi.

    Belle Époque, un disque fédérateur qui s’adresse aux amoureux du jazz, de la chanson, de toutes les musiques impressionnistes, des musiciens vibrants et dont on ne finit jamais de contempler les beautés exposées. Ce sera un de mes albums de l’année, je l’ai toujours su !

    Et pour que vous n'ignoriez rien de la complicité qui unit Vincent Peirani et Emile Parisien, je vous propose de terminer par une courte séquence filmée durant laquelle les deux musiciens amis nous en disent un peu plus sur leur façon de travailler en duo...