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  • Et soudain, « My Favorite Things » !

    Coltrane_Favorite Things.jpgRemontons un peu le cours du temps pour nous arrêter au 9 septembre 1985. Observons maintenant la situation : j’entre chez mon disquaire favori de l’époque, La Parenthèse à Nancy pour ne pas le nommer. On y trouve une grande variété de disques : chanson, rock et jazz pour l’essentiel, ce dernier vivant là ses dernières semaines avant qu’une opération de recentrage économique ne le fasse disparaître de la boutique, me contraignant par la suite à effectuer mes achats dans un magasin concurrent (dont le rayon disques disparaîtra plus tard). En entrant, j’ignore totalement la nature de mon possible achat ; je ne suis d’ailleurs même pas certain d’y dépenser quoi que ce soit. Je furète, joue des doigts avec célérité pour faire défiler les pochettes des 33 tours, encore majoritaires malgré la présence de ces jeunes et prétentieux CD, qui restent coûteux et ne couvrent qu’une partie des catalogues des labels. Mes goûts de l’époque sont marqués par une réelle incertitude. J’ai connu bien des bonheurs musicaux depuis la fin des années 60 jusqu’au début des eighties, mais la période qui vient de s’écouler me laisse un goût amer.

    En parcourant ma discothèque, je m’aperçois d’ailleurs qu’il n’existe aucun mouvement musical vers lequel j’ai le désir de me tourner depuis l’entrée dans ces années 80 qui seront souillées par l’argent facile, la destruction de l’appareil industriel et le chômage de masse. Bien sûr, punk, cold wave, rap, me direz-vous… Tout cela ne me parle guère, je dois bien l’avouer, j’attends un frisson que ces courants ne me donnent pas. Du côté de chez mes héros, ce n’est pas la grande forme non plus. Magma, qui m'a fait vibrer du temps de Köhntarkösz et Magma Live/Hhaï, est en sommeil malgré la publication d’un atypique Merci qui préfigure une évolution assez inattendue et suscite la perplexité en raison de ce que certains considèrent comme une surproduction. Christian Vander n’a pas encore publié le premier disque de sa nouvelle formation, Offering, qui se produit sur scène depuis plus de deux ans. Il faudra pour cela attendre la fin de l’année 1986. La troisième mouture de King Crimson, où s’illustre l’irritant Adrian Belew, semble avoir vécu et son bilan est bien moins enthousiasmant que celui de la période 1972-1974 (Larks’ Tongues In Aspic, Starless And Bible Black, Red). Même mon si cher Grateful Dead ne donne plus beaucoup de nouvelles depuis quatre ans, son leader Jerry Garcia n’étant pas au mieux, parce qu’emprisonné dans les griffes de la drogue qui l'emportera dix ans plus tard. Une belle surprise est à venir néanmoins : ce sera In The Dark en 1987, avec son hit « Touch Of Grey ». Il y a chez moi comme une forme de déshérence qui m’entraîne à choisir un disque de temps en temps, par habitude mais aussi sans réelle conviction. Alors, ce 9 septembre 1985 est peut-être le bon moment pour me rappeler les nombreuses interviews du même Vander, qui brossait dix ans plus tôt dans les revues spécialisées (Best, Rock & Folk, Extra) un portrait passionné et intrigant d’un saxophoniste dont la musique semblait être la source de toutes ses inspirations : John Coltrane. Vander se plaisait à raconter comment, alors qu’il n’avait qu’une douzaine d’années, il écoutait sans fin, dans une danse enchantée, le disque My Favorite Things et la version obsédante que Coltrane avait créée à partir d’une chanson a priori anodine tirée d’une comédie musicale, « La mélodie du bonheur » (en anglais, « The Sound of Music »). Il disait aussi que la disparition de Coltrane, le 17 juillet 1967, l’avait presque anéanti, avant qu’il ne décide de réagir et de mettre sur pied cette formation controversée dont il serait à jamais l’âme et le moteur. Alors, Coltrane, enfin ? N’est-ce pas le moment d’en savoir un peu plus et de découvrir celui qui ressemble un peu à un magicien et pourrait s’avérer un possible compagnon de chaque jour ?

    Nous sommes donc le 9 septembre 1985… Étrangement, c’est l’anniversaire de mon frère, celui qui m’a tellement appris en musique. Ce soir-là, je suis sur le point d’investir un nouveau monde, dont il ne m’a jamais parlé, étant de son côté emporté par d’autres passions, transatlantiques elles-aussi, mais d’une coloration bien différente. On peut y voir un symbole, pourquoi pas… Je n’en sais rien.

    Une valse, tourbillonnante, répétitive, un saxophone soprano au son d’un incroyable lyrisme pour un instrument que je croyais jusque-là voué pour l’éternité à jouer « Petite fleur » ou « Les oignons ». Pendant près d’un quart d’heure, sans que jamais la lassitude ne gagne. Une batterie foisonnante, omniprésente (Elvin Jones) ; un piano hypnotique (McCoy Tyner) qui évoque un carillon. Le quartet de John Coltrane est presque en place, il faudra pour cela attendre encore quelques mois l’arrivée de Jimmy Garrison à la contrebasse, à la place de Steve Davis. « My Favorite Things », mais aussi « But Not For Me » et « Summertime » de George Gershwin, interprété au saxophone ténor, ou encore « Everytime We Say Goodbye » de Cole Porter. Une sacrée manière de revisiter un répertoire pourtant déjà consacré. Coltrane pourrait laisser croire qu’il est le compositeur de ces thèmes tant il a su se les approprier et les relire d’une voix si originale qu’il y a là quelque chose qui s’apparente à une transfiguration.

    Un drôle de tour de magie en réalité et pour ce qui me concerne le début d’une longue et magnifique aventure, tant humaine que musicale.

    Parce que parallèlement à cette découverte de la musique de John Coltrane, je mesure à quel point ce musicien majeur a – en peu de temps finalement – marqué son époque et accumulé une impressionnante discographie au beau milieu de laquelle je me sens un peu perdu. Oui, perdu et cela en dépit de nombreux allers retours vers les boutiques pour tenter d’y voir plus clair (pas d’internet à cette époque, pas de Google et encore moins de Wikipedia…). Par où faut-il donc commencer ? Pourquoi Impulse ? Pourquoi Prestige ? Pourquoi Atlantic ? J’ai entendu dire – par qui, je ne me souviens plus – que certains disques sont inaudibles, comme un certain Live in Japan en 1966 ou Om en 1965… Je comprends que le saxophoniste a connu une évolution foudroyante entre le milieu des années 50, époque à laquelle il travaillait avec Miles Davis et son décès en juillet 1967 alors qu’il n’avait pas encore 41 ans et que sa musique s’apparente plus que jamais à un cri. Ses derniers mois furent une course contre la montre, ou plutôt contre la mort. Mais comment s’y prendre pour démêler les fils de cet écheveau ?

    Je ressasse toutes ces questions et me rappelle le jour où j’ai décidé, pour y mettre fin, de soumettre par écrit mes interrogations à Jazz Magazine. Quelques semaines plus tard, alors que je pensais avoir été oublié, une longue et belle lettre ma parvient, de plusieurs pages, signée François-René Simon, l’un des grands spécialistes de l’œuvre de John Coltrane. D’une élégante écriture manuscrite (en ces temps reculés, les ordinateurs étaient hors de prix et peu répandus, même dans les salles de rédaction), ce journaliste parfaitement documenté me dresse un passionnant portrait discographique. Il me conseille aussi de procéder avec méthode et de recourir à une exploration dans l’ordre chronologique. Je crois que je ne le remercierai jamais assez…

    La porte s’entrouvre…

    Depuis cette époque, j’ai mis un point d’honneur à me procurer tout ce qui était disponible. Soit une accumulation de CD, de coffrets (ah cette somptueuse intégrale des années Prestige, de 1956 à 1958, et ses seize disques gorgés de musique), au nom de John Coltrane ou des leaders aux côtés desquels il avait travaillé (Miles Davis, Thelonious Monk, Cecil Taylor, Paul Chambers, Kenny Burell…). Je commence à comprendre les différentes périodes qui parfois se chevauchent : après Prestige et une incursion chez Blue Note pour Blue Train en 1957, il y a le temps créatif des années Atlantic de 1959 à 1961, avant que John Coltrane ne signe avec Impulse, un label auquel il restera fidèle jusqu’à la fin. Je perçois aussi la folie qui s’emparera de lui durant les années 1964 (celle-ci culminant avec A Love Supreme, son disque phare) et surtout 1965 et sa multitude d’enregistrements. Plus tard, en juillet 2007, j’ai pu évoquer ces mois d’une incroyable densité dans un article pour le magazine Citizen Jazz intitulé 65, année héroïque ! Au bout du compte, j’ai ressenti toute l’émotion liée à l’évolution foudroyante de l’inspiration d’un homme pour qui la musique était tout, qui ne vivait que par elle. Ceux qui l’ont côtoyé disent que John Coltrane était un inlassable travailleur, qu’il ne délaissait que très rarement son instrument. Et si les interviews sont très rares, c’est aussi parce qu’il consacrait tout son temps à la musique. Jusqu’au dernier souffle.

    En témoignent ses multiples interprétations de « My Favorite Things », qu’il portera à un niveau d’incandescence dont le feu n’a pas fini de nous dévorer, jusqu'à son ultime concert le 23 avril 1967 au Centre Olatunji de New York, aujourd’hui disponible officiellement après avoir longtemps circulé sous le manteau. Parce que si John Coltrane enregistra beaucoup de disques, il jouera finalement assez peu de thèmes sur scène : « My Favorite Things » bien sûr, mais aussi « Impressions », « Afro Blue » ou « Naima » pour citer les compositions les plus renommées. Il les réinventait à chaque fois, trouvant toujours une nouvelle histoire à raconter, de nouveaux territoires à défricher, d’autres horizons à espérer, il était capable de les étirer longuement, parfois durant une heure. Une quête de l’absolu qui aujourd’hui encore reste unique et mystérieuse.

    Aujourd’hui, je regarde ce disque vinyle acheté depuis bientôt 35 ans… Les informations qu’on y trouve sont présentées de façon cocasse : on trouve les noms des musiciens, ce qui paraît un minimum, mais dans une autre rubrique, on nous dit « Ce qu’il faut savoir » avant de porter à notre connaissance « Ce qu’il faut tout particulièrement apprécier », puis de livrer les ultimes « Observations » en expliquant que My Favorite Things est une œuvre marquante et obsédante qu’on aime ou qu’on n’aime pas, mais que les critiques de jazz considèrent unanimement comme l’une des plus émouvantes réussites de John Coltrane. Bien loin des livrets savants qui accompagnent désormais les rééditions de la discographie du saxophoniste, avec leurs analyses approfondies, les détails précis qui nous indiquent le jour, voire l’heure de chacune des prises de chacun des titres. Les exégètes de Coltrane ressemblent à des entomologistes…

    Enregistré en octobre 1960, My Favorite Things est quoi qu’il en soit un disque lumineux, qui porte très haut l’étendard de la mélodie et se distingue de la masse par l’intensité de son interprétation. Un précieux viatique pour partir à l’assaut de la montagne jazz et découvrir ses richesses.

    J’aurais difficilement pu espérer une meilleure initiation à cette musique qui ne cesse de se renouveler et d’avancer au gré de multiples brassages. Un langage qui, malgré les menaces et les attaques répétées qui lui sont portées par une machinerie financière soumise aux exigences de la rentabilité immédiate, relayées avec cynisme par ses disciples aux dents blanches, malgré l'illusion de la gratuité, continue de faire entendre sa voix. Les artistes doivent mobiliser plus que jamais toutes leurs forces pour ne pas abdiquer : gageons que bon nombre d’entre eux ont beaucoup appris de John Coltrane et de son incroyable « Resolution ».

    C’est sans doute le grand enseignement que le saxophoniste a réussi à délivrer en quelques années passées à la vitesse de la lumière.

    NB : ce texte est l’actualisation récente d’une note publiée dans ce blog le 26 mai 2014. Celle-ci était elle-même la version actualisée d’un écrit réalisé en 2008 dans le cadre du "Z Band", un collectif de blogueurs publiant à intervalles réguliers sur un thème commun. On en trouve la trace dans une note de Citizen Jazz. Il pourrait par ailleurs constituer l’un des chapitres d’un livre en gestation, ou pas…