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  • Sur la terre comme au ciel

    kamasi washington,heaven and earth,jazzJe viens d’écouter les 40 premières des 145 minutes qui forment Heaven and Earth, le nouveau (double) CD du saxophoniste Kamasi Washington. À vrai dire, je ne sais pas si j’irai plus loin ou du moins, je considérerai cette abondante production avec la distance nécessaire, face à un artiste précédé d’une réputation très flatteuse.

    Ce disque s’inscrit dans la continuité de The Epic, paru il y a trois ans (c’était un triple CD) et qui était loin d’être déplaisant. Je m’en étais fait l’écho dans une chronique pour le magazine Citizen Jazz. Ma conclusion d’alors pourrait, à un détail près, être celle qui me vient à l’esprit aujourd’hui : « On peut sans difficulté se laisser embarquer dans cette croisière aux couleurs luxuriantes : elle n’est jamais ennuyeuse, et chacun doit pouvoir y entendre les échos de son propre panthéon musical ». Un détail, oui, parce que cette fois, l’ennui pointe le bout de son nez…

    Kamasi Washington est souvent présenté comme le « nouveau messie du jazz », soit un musicien qui voudrait rassembler au-delà du cercle de cette musique, et amener à lui ceux qui ne l’aiment pas ou croient ne pas l’aimer, par ignorance sans doute. Pourquoi pas après tout…

    Oublions toutefois cette communication made in US un poil simpliste. Car la cuisine est ici un peu « bourrative », il faut bien le reconnaître : le format XXL de la formation, les arrangements massifs et lourdauds des cordes et des chœurs, ce côté « attrape-tout » des influences, les chorus souvent trop longs, toute cette accumulation mène à une lassitude qui s’insinue au fil des minutes. On ne peut pas dire que la tambouille de Washington soit mauvaise. Non, elle est juste trop copieuse, elle manque de saveur et d’épices. Pour ce qui me concerne, je n’arrive pas à me défaire d’un double sentiment de déjà entendu : par la répétition des grandes lignes de The Epic d’une part ; par les évocations appuyées des musiciens qui inspirent Kamasi Washington, d'autre part. Et puis, à force de vouloir rassembler aussi largement, on prend le risque d’une dilution et d’un réel affadissement.

    Ne jouons pas les grincheux toutefois… Tant mieux si les plus jeunes, après avoir écouté ce disque, se tournent ensuite vers Pharoah Sanders, John Coltrane, Cannonball Adderley, Curtis Mayfield et les autres, tous ceux qui ont écrit l’histoire de la Great Black Music. Au moins ce disque, comme le précédent, en sera reconnu comme une porte d’entrée, à défaut de nous embarquer vers le futur et de nous faire marcher sur l’eau. Ce n’est déjà pas si mal…

  • Coltrane multidirectionnel

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    C’est à la fin du mois de juin que le label Impulse publiera un enregistrement inédit de John Coltrane sous le titre posthume Both Directions At One : The Lost Album. Si l’on veut être précis, on pourra rappeler que celui-ci remonte au 6 mars 1963 et qu’il eut lieu dans le studio de Rudy Van Gelder (Englewood Cliffs, New Jersey), qui était comme la deuxième maison du saxophoniste. Les archivistes en connaissaient l’existence mais c’est tout récemment que Ravi Coltrane (fils de) s’est vu confier les bandes qui dormaient quelque part dans la famille de Naima, la première femme de John Coltrane. Une aubaine dont la presse s’est déjà largement fait l’écho, ici ou par exemple.

    Cinquante-cinq ans plus tard, cette « exhumation » a des allures d’événement majeur. Du moins pour tous ceux que la carrière fulgurante de John Coltrane passionne. Et ceci pour différentes raisons que j’aimerais expliquer ici.

    La première est on ne peut plus simple : tout enregistrement inédit de John Coltrane est un cadeau. Apprenant la bonne nouvelle, Sonny Rollins a d’ailleurs comparé ce nouveau disque à la pièce d’une pyramide dans laquelle on entrerait pour la première fois. Une magnifique preuve d’admiration de la part de cet autre tenant d’une tenor madness ! On n’oubliera pas en effet que Coltrane est l’une des figures majeures de la musique au XXe siècle et que son œuvre dépasse très largement le cadre du jazz. Avec lui, nous sommes en présence d’une aventure unique, artistique et humaine à la fois. La musique de Coltrane fut une quête qui a tout chamboulé sur son passage. Qui pourrait donner le nom d’un·e musicien·ne qui, depuis sa mort en juillet 1967, a marqué l’histoire autant que lui ? Ne cherchez pas, vous n’en trouverez pas. Par sa dimension spirituelle et son engagement profond, par son caractère total, par son Cri, la musique de Coltrane reste d’actualité et le demeurera pour longtemps.

    La seconde tient à la période très particulière dans laquelle s’inscrit cette session studio. On connaît la profusion discographique de Coltrane, en leader ou aux côtés de Miles Davis et Thelonious Monk, depuis 1955. Mais en 1963, le saxophoniste enregistre très peu. Suivons la piste : la session du 6 mars est la première de l’année et sera suivie, dès le lendemain, par une autre qui donnera le jour au magnifique John Coltrane & Johnny Hartmann. Ensuite, il faudra se contenter de deux compositions enregistrées le 29 avril (« After The Rain » et « Dear Old Stockholm ») publiées plus tard sur l’album Dear Old Stockholm et, pour la première, également sur Impressions. Encore s’agit-il d’un moment particulier puisqu’Elvin Jones et confronté à des problèmes de drogue et se voit remplacé par Roy Haynes. Enfin, le quartet classique se retrouvera en studio le 18 novembre pour enregistrer « Your Lady » et trois prises de « Alabama » (dont deux restées inédites à ce jour), qui trouveront place sur… Live At Birdland, enregistré quant à lui le 8 octobre 1963 et sur la réédition duquel (en 1996) figurera en guise de bonus track l'une des prises de « Vilia » enregistrée le... 6 mars 1963 ! Vous me suivez ? La discographie de Coltrane, c'est vrai, n’est pas toujours facile à suivre, Impulse étant loin de l'exemplarité en matière de rééditions. On comprend donc la valeur d’une session complète qu’on n’espérait plus écouter ! Et puisqu’il est question de rareté, il faut savoir que l’année 1964 aura également été marquée par bien peu de passages en studio : le 27 avril et le 1er juin pour deux sessions qui aboutiront à l’album Crescent et le 9 décembre pour l’enregistrement de A Love Supreme (avec un retour le lendemain pour quelques prises alternatives en sextet). Il en ira tout autrement pour 1965, que j’avais qualifiée d’année héroïque dans un article écrit pour Citizen Jazz. La suite est une course contre la montre, pour ne pas dire contre la mort, avec l’éclatement du quartet et une ligne droite finale incandescente.

    La troisième raison explique le titre que les héritiers de Coltrane ont donné à ce disque : Both Directions At Once, soit « deux directions en même temps ». C’est peu dire que la musique du saxophoniste a connu une évolution foudroyante, que les spectateurs de l’Olympia en mars 1960 avaient pu percevoir lors d’un concert du quintet de Miles Davis entré dans la légende (et récemment optimisé dans un indispensable coffret intitulé Miles Davis / John Coltrane : The Final Tour, The Bootleg Series Vol. 6). Coltrane était ailleurs, son langage n’appartenait qu'à lui-même, il l’inventait jour après jour et, comme le dit très bien Matthieu Jouan dans sa chronique : « Il joue une musique qui deviendra la référence du jazz pendant des décennies, mais pour l’instant, il est le seul ». D’où l’incompréhension d’une partie du public ce soir-là… En 1963, Coltrane est en quelque sorte à la croisée des chemins, il balance encore entre un jazz de facture « classique » (les guillemets signifient qu’en ce qui le concerne, il n’est pas ordinaire pour autant), comme le prouvera la session du 7 mars avec Johnny Hartmann, et une recherche au plus profond de l’âme. Petit à petit, la dimension spirituelle de sa musique va prendre le dessus et balayer tous les repères sur lesquels chacun pouvait s’appuyer. Coltrane à la recherche d’un langage universel. Au sujet du disque dont il a assuré la réalisation, Ravi Coltrane dit très justement qu’il permet de comprendre « John Coltrane avec un pied dans le passé et un pied tourné vers l’avenir ».

    Both Directions At Once devrait voir le jour sous deux formes : un CD simple avec les sept compositions inédites et un double qui comprendra différentes versions alternatives. Les titres sont les suivants : « Untitled Original 11383», « Nature Boy », « Untitled Original 11385 », « Untitled Original 11386 », « Impressions », « Slow Blues Original », « One Up One Down », « Vilia » .

    En compulsant les archives dont je dispose, j’en viens à rêver d’une autre exhumation, celle de quelques enregistrements inédits de l’année 1967, eux-mêmes en provenance du studio Rudy Van Gelder : je pense à une session du 27 février (« E Minor », « Half Steps »), à six compositions d’une session du 29 mars numérotées de 1 à 6 et pour finir, à deux compositions de la dernière session, deux mois jour pour jour avant la mort du saxophoniste, le 17 mai (« None Other » et « Kaleidoscope »). On dit qu’ils sont en possession de Ravi Coltrane…

    En attendant le 29 juin 2018, voici un premier extrait de la session du 6 mars 1963.