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  • Des traces d'EPO en passant par la Lorraine

    EPO.jpgIl est bon, parfois, de passer par la Lorraine – vous savez, cette entité géographique et humaine désormais engloutie dans une région Grand Est bricolée à la va-vite – surtout lorsqu’elle s’ouvre vers le grand large. C’est ce qu’on a envie de dire d’emblée à l’écoute de Traces de vie / Traces of life, le disque enregistré par l’Eclectik Percussions Orchestra qu’on aura le droit d’appeler EPO, pour peu qu’on ne soit pas coureur cycliste professionnel. Un groupe dont le camp de base se situe du côté de Nancy et qui s’est fait un énorme plaisir en invitant le saxophoniste américain Oliver Lake, qu’on a coutume de classer dans les musiciens dits d’avant-garde.

    Oui, figurez-vous que je tiens entre les mains un disque absolument réjouissant. Très attaché à la forme, j’ai envie de souligner pour commencer la réalisation impeccable de l’objet avec le visuel signé Nicolas Hamm, d'une lumineuse noirceur et les magnifiques photos en noir et blanc d’Arnaud Martin. Plus que jamais, le soin apporté à la matérialisation du disque est essentiel, ce que je soulignais déjà dans ma précédente note consacrée à Pepita Greus de Stéphane Escoms. La main attirée touche, feuillette, les yeux observent et lisent. La musique peut attendre encore quelques secondes avant de résonner.

    Et c’est peu dire qu’elle sonne cette musique d’EPO, une formation dont la configuration très singulière se caractérise par l’union du souffle et des percussions. Ici, pas de guitare, pas plus de piano ni de claviers, pas de contrebasse non plus. Non, rien de tout cela mais une formule qui donne à entendre dans un grand élan : d’un côté, trombone, euphonium, clarinettes, saxophones alto et baryton, voix ; de l’autre, batteries, djembé, balafon, itotélé, quitiplas, cloches, congas, iya, culoepuya, marimbula de bocca, pandeiro, tamburella, tamaba, daf, shakers, métaux. Un instrumentarium de la jubilation ! Ou, pour parler musiciens : les expectorants Antoine Arlot, Maxime Tisserand, Youssef Essawabi, Oliver Lake (dont on ne doit pas oublier qu’il est aussi un poète, un déclameur de spoken words) ; les très percutants Alex Ambroziak, René Le Borgne, Bakari Doumbia, Gustavo Ovalles et Guy Constant. Auxquels on ne manquera pas d’ajouter Nicolas Arnoult et ses indispensables arrangements.

    Le disque – enregistré live à la BAM de Metz les 10 et 12 juin 2016 – est une fête en sept temps (parmi lesquelles viennent se glisser trois courtes improvisations en duo), qui célèbre dans un grand sourire tout autant l’Afrique qu’un jazz en liberté, donnant naissance à une musique gorgée de vie. Trônant au sommet, « Le vieux lion », concentré de toutes les forces unies pour cet album. Ces trois mots – vie, sourire et liberté – sont sans nul doute ceux qui résument le mieux l’esprit de Traces de vie / Traces of life. Le disque est à prendre comme une déclaration, un manifeste de l’énergie vitale, en une époque où l’humain semble petit à petit gommé sous les coups de boutoir conjugués de l’affairisme, des intégrismes et de la cupidité.

    Guy Constant, l’instigateur souriant et le directeur artistique de l’Eclectik Percussions Orchestra, m’a fait le grand honneur de me solliciter pour écrire les liner notes de Traces de vie / Traces of life. Un exercice toujours passionnant, un peu intimidant aussi, il faut bien l’avouer. Ah, cette peur de tomber à côté de la plaque, de trahir les intentions des musiciens, de ne pas trouver les mots qui donneront envie à leurs lecteurs de découvrir ce qui se joue, là, en musique. Je me suis efforcé d’écrire un texte qui soit à la fois le reflet de l’univers fusionnel et enthousiaste d’EPO, mais aussi l’expression de mon propre ressenti et, si j’ose dire, de mon émotion à l’écoute du disque dès le début du mois de septembre, celle-ci étant éclairée par le souvenir d’un récent concert, l’un des plus beaux du groupe. Chance dans la chance, la traduction mitonnée aux petits oignons de ma fille Émilie reflète fidèlement l’esprit de mon texte, permettant ainsi de transmettre parfaitement à Oliver Lake ce qu’il m’importait de dire. Il a aimé, si j’en crois ce qu’il a écrit en retour.

    Je reproduis donc au bas de cette note et dans son intégralité ma contribution à Traces de vie / Traces of life, non sans avoir ajouté une dernière précision. Les exégètes du saxophoniste comprendront que mon texte est aussi une manière de rendre hommage à John Coltrane, le premier mot de chacun des quatre paragraphes étant le titre de l’une de ses compositions. Cette idée m’est venue après un concert d’EPO au mois de juillet dernier, quand le groupe s’était produit dans le cadre majestueux de la chapelle du château de Lunéville. Avant de repartir, j’avais pris le temps de saluer Oliver Lake et de parler un peu avec lui, avant tout pour le féliciter et le remercier. Lors de cette conversation, j’avais tenu à lui dire que la musique jouée pouvait, à sa façon, évoquer celle que Coltrane imaginait pour plus tard – il mourra bien trop vite – quand il évoquait des instruments à vent, des percussions et une forme de foisonnement. Parce qu’à sa manière, EPO se place dans l’héritage coltranien, par sa quête d’une musique qui serait celle d’un cri universel, mais avec son esthétique propre, très marquée par l’Afrique. Avec Guy Constant et sa bande, ce cri est avant tout un cri de joie, la marque d’une jubilation profonde. Il faut vraiment découvrir ce très beau disque qui voit le jour chez Passin’ Thru, le label d’Oliver Lake. Rien que ça, on ne se refuse rien chez les Lorrains d’EPO !

    Pour finir, comme promis, mon texte pour le livret de Traces de vie / Traces of life...

    EPO invite Oliver Lake

    Ascension. Il suffit de capter la lumière irradiant les yeux des musiciens pour comprendre qu’une histoire de vie se joue là, entre eux et nous. Cette vie, dont les racines se perdent dans la nuit des temps, est illuminée par les sourires et révèle la force de son présent autant que sa part d’éternité. Union du règne végétal et du règne animal. Pulsation, respiration. Danse jusqu’à la transe. Musique du foisonnement. Matière organique sculptée au rythme du battement des cœurs et d’un profond désir de partage. Regards tournés vers le ciel et ses secrets.

    Expression. EPO pour Eclectik Percussions Orchestra. Un collectif qui se présente comme une invitation à trouver la vérité dans la liberté et l’amour de l’humain. Guy Constant, son initiateur, accomplit un vieux rêve, celui de fédérer dans la profusion percussions et instruments à vent et laisser ainsi éclore une formule vibratoire. Il célèbre le tambour en tant que « principe maternel de la musique » et le souffle comme vecteur de fraternité. Les polyrythmies sont au centre d’une musique sans frontières, universelle, associant l’héritage lyrique de la Great Black Music qu’on nomme jazz, l’énergie brute du rock et les quêtes débridées de l’improvisation.

    Manifestation. EPO est alchimie. Il fallait des amis pour chanter ainsi la vie. Ils sont là, solidaires, prêts à chevaucher leurs destriers. Les arrangements de Nicolas Arnoult pointent la direction de chemins où s’épanouit une imagination multicolore et forcément collective. EPO, comme une tribu enchantée. Saxophones, clarinettes, trombone, tuba, euphonium… Batterie, congas, cloches, maracas, balafon, gong, djembé... Cuivres et anches, fanfare flamboyante, flammèches cuivrées embrasant la forêt des percussions. Mains, baguettes, peaux, métaux, matériaux et hommes en fusion.

    Offrande. Pour que la célébration soit plus belle encore, pour que ce rêve devenu réalité dépasse l’utopie première, Oliver Lake est venu souffler ses notes et ses spoken words sur les braises du feu EPO. Ce musicien doublé d’un poète, ce compagnon de route de géants, est à lui-seul une histoire du jazz qu’on dit d’avant-garde. Il est ici le passeur entre les générations, l’inspirateur explorateur. Une transmission s’opère devant nous, pour nous, celle du Cri des origines.

    Denis Desassis – Septembre 2016